Les enseignements de la crise de l'Atlantique Nord pour la théorie et la politique économiques

Publié par (invité): Joseph E. Stiglitz
Affiché le 3 mai 2013 par le blog du FMI - "iMFdirect"

Columbia University, New York, et co-organisateur de la conférence Rethinking Macro Policy II: First Steps and Early Lessons

Dans notre analyse de la plus récente crise financière, nous pouvons profiter quelque peu des malheurs des dernières décennies. Plus ou moins 100 crises ont eu lieu ces 30 dernières années tandis que les politiques de libéralisation devenaient dominantes : elles nous ont offert une riche expérience et des montagnes de données. Si nous examinons une période de 150 ans, nous avons un ensemble de données encore plus riche.

Avec un siècle et demi de données claires et détaillées sur crise après crise, la question brûlante n'est pas de savoir comment cela s'est passé mais bien comment nous avons ignoré cette longue histoire et pensé que nous avions résolu les problèmes liés au cycle conjoncturel. Il était bien orgueilleux de notre part de penser que nous avions fait disparaître les grandes fluctuations économiques.

Les marchés ne sont ni stables, ni efficients, ni auto-correcteurs

Le grand message que cette crise a fait passer de force — un message que nous aurions dû connaître depuis longtemps — est que les économies ne sont pas nécessairement efficientes, stables ou auto-correctrices.

Cette révélation tardive comporte deux parties. La première est que les modèles traditionnels ont mis l'accent sur les chocs exogènes, et pourtant il est très clair qu'une très grande partie des perturbations de notre économie sont endogènes. Il y a non seulement des chocs endogènes à court terme, mais aussi des transformations structurelles à long terme et des chocs persistants. Les modèles axés sur les chocs exogènes nous ont tout simplement induits en erreur — la majorité des chocs réellement importants sont d'origine interne.

Deuxièmement, les économies ne s'auto-corrigent pas. Il est évident que nous devons encore pleinement prendre en compte cet enseignement crucial que nous aurions dû tirer de cette crise : même à la suite de cette dernière, les modestes tentatives de réparation des économies américaine et européenne ont été un échec. Elles n'ont certainement pas été assez loin. En conséquence, le risque d'une nouvelle crise demeure considérable.

En outre, les ripostes à la crise sont loin d'avoir ramené nos économies au plein emploi. La perte de PIB entre notre production potentielle et notre production effective se chiffre en billions de dollars.

Bien entendu, d'aucuns diront que cela aurait pu être pire, et c'est exact. Comme certaines personnes responsables de la crise figuraient parmi celles chargées d'y trouver une solution, il est peut-être remarquable que l'on n'ait pas assisté à une plus grande catastrophe.

Plus qu'un désendettement, plus qu'une crise des bilans : une transformation structurelle est nécessaire

Sur le plan des ressources humaines, du stock de capital et des ressources naturelles, nous nous trouvons aujourd'hui plus ou moins au même niveau qu'avant la crise. Par ailleurs, dans de nombreux pays, le PIB n'a pas retrouvé son niveau d'avant la crise, sans même parler d'un retour aux trajectoires de croissance d'avant la crise. Au fond, la crise n'est pas encore totalement résolue, et il n'y a pas de bonne théorie économique qui explique pourquoi cela devrait être le cas.

Cela s'explique en partie par la lenteur du désendettement. Mais alors même que l'économie se désendette, il y a tout lieu de penser qu'elle ne retrouvera pas le plein emploi. Il est peu probable que nous retrouvions le taux d'épargne des ménages nul d'avant la crise, et ce ne serait pas non plus une bonne chose si c'était le cas. Même si l'industrie manufacturière se redresse légèrement, la plupart des emplois qui ont été perdus dans ce secteur ne seront pas récupérés.

D'aucuns indiquent que, sur la base des données du passé, nous devrions nous résigner à ce malheureux état des choses. Les économies qui ont traversé une grave crise financière se redressent généralement lentement. Mais ce n'est pas parce que les choses se sont souvent mal passées à la suite d'une crise financière qu'elles doivent mal se passer.

Cette crise est davantage qu'une crise des bilans. La cause est plus profonde : les États-Unis et l'Europe subissent une transformation structurelle qui est liée au passage d'une économie dominée par l'industrie manufacturière à une économie de services. En outre, l'évolution des avantages comparatifs exige des ajustements considérables dans la structure des pays de l'Atlantique Nord.

Des réformes qui sont, au mieux, des mesures intermédiaires

De manière générale, les marchés seuls n'entraînent pas des résultats efficients, stables et socialement acceptables. Cela signifie que nous devons réfléchir un peu plus aux types d'architecture économique qui conduiront à la croissance, à la stabilité de l'économie réelle et à une bonne distribution du revenu.

Devons-nous simplement ajuster l'architecture économique existante ou apporter des changements plus fondamentaux ? J'ai deux craintes. La première, j'y ai fait allusion plutôt : les réformes entreprises jusqu'à présent n'ont constitué que des retouches mineures. La deuxième, c'est que certains des changements apportés à notre structure économique (avant et après la crise) qui étaient censés rendre l'économie plus performante n'ont peut-être pas été efficaces.

Il y a des réformes, par exemple, qui pourraient permettre à l'économie de mieux surmonter des chocs de faible envergure, mais qui en fait la rendent moins à même d'absorber des chocs de grande envergure. Cela vaut pour une bonne partie de l'intégration du secteur financier, qui a peut-être permis à l'économie d'absorber certains des chocs les plus faibles, mais qui a manifestement rendu l'économie moins résistante à des chocs plus extrêmes.

Il doit être clair que bon nombre des « améliorations » apportées sur les marchés avant la crise ont en fait accru l'exposition des pays aux risques. Quels que soient les avantages qui peuvent être tirés de la libéralisation des marchés de capitaux et des marchés financiers (et ils sont discutables), les coûts ont été élevés sur le plan des risques, qui ont augmenté. Nous devons repenser notre attitude vis-à-vis de ces réformes, et il convient de féliciter le FMI de l'avoir fait ces dernières années. L'un des objectifs de la gestion du compte de capital, sous toutes ses formes, peut être de réduire la volatilité intérieure qui résulte des engagements internationaux d'un pays.

De manière plus générale, la crise a souligné l'importance de la réglementation financière pour la stabilité macroéconomique. Mais si j'évalue ce qui s'est passé depuis la crise, je suis déçu. Avec les fusions qui ont eu lieu à la suite de la crise, le problème des banques trop grandes pour faire faillite est encore pire. Mais le problème ne se limite pas à ces établissements trop grands pour faire faillite. Il y a des banques qui sont trop liées pour faire faillite et des banques qui sont trop corrélées pour faire faillite. Nous ne nous sommes guère préoccupés de ces questions. On a bien sûr beaucoup parlé de ces banques trop grandes pour faire faillite. Mais le fait qu'elles soient trop corrélées est un problème distinct. Il est indispensable d'avoir une écologie plus diversifiée d'établissements financiers qui réduirait les incitations à une corrélation excessive et conduirait à plus de stabilité. C'est une perspective qui est loin d'avoir été suffisamment mise en avant.

En outre, nous n'avons pas agi suffisamment sur le plan des normes de fonds propres des banques. Une évaluation des coûts et des avantages d'un relèvement de ces normes est souvent absente des débats. Nous en connaissons les avantages : une diminution du risque d'une opération de sauvetage par l'État et d'une répétition des événements qui ont marqué les années 2007 et 2008. Mais pour ce qui est des coûts, nous n'avons pas accordé suffisamment d'attention aux observations fondamentales du théorème de Modigliani et de Miller, qui démonte l'argument selon lequel un relèvement des exigences de fonds propres augmentera le coût du capital.

Des déficiences dans les réformes et dans la modélisation

Si nous avions engagé notre réforme en nous demandant comment rendre notre économie plus efficiente et plus stable, il y a d'autres questions que nous nous serions naturellement posées. Il est intéressant de noter qu'il y a une correspondance entre ces déficiences dans nos réformes et les déficiences des modèles que nous, économistes, utilisons souvent en macroéconomie.

Importance du crédit

Nous nous serions demandé par exemple quels sont les rôles fondamentaux du secteur financier et comment nous pourrions faire en sorte qu'il les joue mieux. Il est clair que l'un des rôles principaux du secteur financier est l'affectation des capitaux et l'offre de crédit, en particulier aux petites et moyennes entreprises, une fonction qu'il n'a pas bien remplie avant la crise et qu'il ne remplit sans doute pas toujours très bien.

Cela semble peut-être évident. Mais l'offre de crédit ne s'est retrouvée ni au centre des débats ni au centre des macromodèles standard. Nous devons axer notre action sur le crédit plutôt que la monnaie. Dans n'importe quel bilan, les deux côtés sont généralement très fortement corrélés. Mais ce n'est pas toujours le cas, surtout dans un contexte de fortes perturbations économiques. Dans ce cas, nous devons mettre l'accent sur le crédit. Il est remarquable de constater dans quelle mesure la nature du mécanisme de crédit est examinée de manière inadéquate dans les macromodèles standard. Il y a bien entendu beaucoup d'ouvrages microéconomiques sur la banque et le crédit, mais pour l'essentiel, les conclusions de ces études n'ont pas été prises en compte dans les macromodèles standard.

Mais le manque d'importance accordée au crédit n'est pas la seule lacune de notre approche. Il y a aussi une compréhension insuffisante des différents types de financement. Un domaine important de l'analyse du risque sur les marchés financiers est la différence entre dette et participation. Dans la macroéconomie standard, nous n'y avons guère prêté attention. Dans le livre que j'ai écrit avec Bruce Greenwald, Towards a New Paradigm of Monetary Economics ((Cambridge University Press, 2003), j'ai cherché à corriger cette lacune.

Stabilité

Comme je l'ai déjà indiqué, les économies de marché sont stables dans les modèles conventionnels (et selon les idées reçues). Il n'est donc peut-être pas surprenant que les questions fondamentales concernant la mise en place de systèmes économiques plus stables soient rarement posées. Nous avons déjà évoqué plusieurs aspects de cette question : comment concevoir un système économique qui est moins exposé aux risques ou qui crée lui-même moins de volatilité.

L'une des réformes nécessaires, mais qui ne reçoit pas suffisamment d'attention, consiste à mettre en place davantage de stabilisateurs automatiques et moins de déstabilisateurs automatiques, non seulement dans le secteur financier, mais dans l'ensemble de l'économie. Par exemple, le passage de systèmes à prestations définies à des systèmes à cotisations définies a peut-être conduit à une économie moins stable.

J'ai expliqué ailleurs comment des mécanismes de partage du risque (surtout s'ils sont mal conçus) peuvent en fait accroître le risque systémique : il est tout à fait faux de penser, comme c'était le cas avant la crise, que la diversification, en gros, élimine le risque. J'ai examiné ce point en détail dans cet article, ainsi que dans ce document et dans cet autre document.

Distribution du revenu

La distribution du revenu a de l'importance — la distribution parmi les particuliers, entre les ménages et les entreprises, parmi les ménages et parmi les entreprises. Traditionnellement, la macroéconomie met l'accent sur certains agrégats, tels que le ratio moyen d'endettement au PIB. Mais, souvent, ce ratio et d'autres moyennes ne témoignent pas de la vulnérabilité de l'économie.

Dans le cas de la crise financière, ces chiffres ne nous ont pas mis en garde. Pourtant, c'est le fait qu'un grand nombre de personnes au bas de l'échelle des revenus ne pouvaient pas rembourser leurs dettes qui aurait dû nous avertir que quelque chose ne tournait pas rond.

D'une manière générale, nos modèles doivent mieux prendre en compte l'hétérogénéité et ses implications pour la stabilité économique.

Cadres d'action

Des modèles défectueux conduisent non seulement à des politiques défectueuses, mais aussi à des cadres d'action défectueux.

La politique monétaire devrait-elle être axée uniquement sur les taux d'intérêt à court terme ?

En ce qui concerne la politique monétaire, on a tendance à penser que la banque centrale ne devrait se préoccuper que de fixer le taux d'intérêt à court terme. Mieux vaut « une intervention » que beaucoup. Depuis au moins 80 ans, grâce aux travaux de Ramsey, nous savons que le fait de mettre l'accent sur un seul instrument n'est généralement pas la meilleure approche.

Les partisans de « l'intervention unique » estiment que c'est la meilleure approche, car c'est celle qui crée le moins de distorsions dans l'économie. Bien entendu, la première raison pour laquelle nous avons une politique monétaire — la raison pour laquelle l'État intervient dans l'économie — est que nous ne pensons pas que les marchés établiront d'eux-mêmes le taux d'intérêt à court terme approprié. Si c'était le cas, nous les laisserions simplement faire. Ce qui est bizarre, c'est que, alors que presque tous les banquiers centraux s'accorderaient à dire que nous devons fixer ce prix, chacun n'est pas aussi convaincu que nous devrions fixer d'autres prix d'un point de vue stratégique, bien que nous sachions, sur la base de la théorie générale de l'impôt et de la théorie générale de l'intervention sur le marché, qu'il n'est pas optimal de fixer un seul prix.

Si nous centrons notre analyse sur le crédit et introduisons explicitement le risque dans l'analyse, nous prenons conscience du fait que nous devons utiliser des instruments multiples. En fait, en général, nous voulons utiliser tous les instruments qui sont à notre disposition. Les économistes monétaires distinguent souvent les instruments macroprudentiels, microprudentiels et conventionnels de politique monétaire. Dans notre livre Towards a New Paradigm in Monetary Economics, Bruce Greenwald et moi-même affirmons que cette distinction est artificielle. Les autorités doivent utiliser tous les instruments, de manière coordonnée. (Je reviendrai bientôt sur ce point.)

Bien entendu, nous ne pouvons pas « corriger » toutes les défaillances du marché. Cependant, les plus grandes défaillances — les défaillances macroéconomiques — exigeront toujours notre intervention. Avec Bruce Greenwald, j'ai indiqué que les marchés ne présentent jamais l'efficience de Pareto si l'information est imparfaite ou asymétrique, ou si les marchés du risque sont imparfaits. Et comme ces conditions sont toujours satisfaites, les marchés ne présentent jamais l'efficience de Pareto. De récentes études ont mis en évidence l'importance de ces contraintes, ainsi que d'autres contraintes connexes, pour la macroéconomie — même si, de nouveau, les conclusions de ces travaux importants doivent encore être intégrées de manière adéquate dans les modèles macroéconomiques traditionnels ou les grands débats de politique économique.

Interventions sur les prix/interventions quantitatives

Ces observations théoriques nous aident aussi à comprendre pourquoi la vieille hypothèse de certains économistes selon laquelle les interventions sur les prix sont préférables aux interventions quantitatives est fausse. Il y a beaucoup de circonstances dans lesquelles des interventions quantitatives ont conduit à de meilleurs résultats économiques.

Tinbergen

Selon un cadre d'action qui est devenu populaire dans certains milieux, aussi longtemps qu'il y a autant d'instruments qu'il y a d'objectifs, le système économique est contrôlable et la meilleure manière de gérer l'économie dans ce cas est d'avoir une institution chargée d'un objectif et d'un instrument. (Dans cette perspective, les banques centrales ont un instrument, le taux d'intérêt, et un objectif, l'inflation. Nous avons déjà expliqué pourquoi il n'est pas bon de limiter la politique monétaire à un instrument.)

Une telle distinction peut avoir des avantages du point de vue d'un organisme ou de la bureaucratie, mais du point de vue de la gestion de la politique macroéconomique — mettre l'accent sur la croissance, la stabilité et la distribution du revenu, dans un monde incertain — cela n'a aucun sens. Il doit y avoir une coordination entre toutes les questions et tous les instruments qui sont à notre disposition. La politique monétaire doit être étroitement coordonnée avec la politique budgétaire. L'équilibre naturel qui résulterait d'une situation où différentes personnes contrôlent différents instruments et privilégient différents objectifs est en général loin d'être optimal pour ce qui est d'atteindre les objectifs globaux d'une société. Une meilleure coordination — et l'utilisation d'un plus grand nombre d'instruments — peut par exemple renforcer la stabilité économique.

Saisir l'occasion de révolutionner des modèles défectueux

Il devrait être clair que nous aurions pu faire bien plus pour éviter cette crise et en atténuer les effets. Il doit être clair aussi que nous pouvons faire bien plus pour éviter la prochaine crise. Néanmoins, grâce à cette conférence et à d'autres conférences du même type, nous commençons au moins à distinguer clairement les défaillances du marché les plus importantes, les principaux effets externes macroéconomiques et les interventions qui permettent de réaliser une croissance élevée, de consolider la stabilité et de mieux distribuer le revenu.

Pour que nos efforts aboutissent, nous devons constamment nous rappeler que les marchés seuls ne vont pas résoudre ces problèmes, pas plus qu'une intervention unique telle que la fixation du taux d'intérêt à court terme. Cela s'est vérifié à maintes reprises au cours des 150 dernières années.

Aussi redoutables que soient les problèmes économiques auxquels nous sommes confrontés aujourd'hui, la reconnaissance de cet état de fait nous permettra de tirer parti d'une grande occasion que cette période de traumatismes économiques nous offre, à savoir l'occasion de révolutionner nos modèles défectueux et peut-être même de sortir d'un cycle interminable de crises.



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