Cultiver l’esprit de collaboration sans crise

Par Ian Bremmer et David Lipton
Affiché le 29 septembre 2016 par le blog du FMI - iMFdirect

Trop souvent, c’est au moment précis où il s’avère particulièrement indispensable et prometteur que l’esprit de coopération internationale s’évanouit. Puis l’absence de coopération débouche sur une crise, la crise finit par imposer une coopération tardive, et celle-ci doit commencer par une réparation des dégâts.

Nous avons pu le constater lors de la Grande Dépression, lorsque la communauté internationale s’est montrée incapable de trouver un terrain d’entente et de coopérer sur les politiques monétaires, commerciales ou de change. Ensuite, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, sans doute le plus grand cataclysme de l’histoire, les leçons douloureuses de cet échec ont donné naissance à la coopération économique et politique avec laquelle nous avons grandi. Aujourd’hui, alors que les forces de l’éclatement économique et politique montent de nouveau en puissance, sommes-nous voués à reproduire les erreurs du passé?

Pendant deux générations, les pays ont favorisé un ordre mondial reposant sur des accords institutionnels destinés à protéger la stabilité économique et à préserver la sécurité. Bien qu’imparfait, cet ordre suscitait une adhésion globale en mobilisant une coopération internationale efficace et constructive tout en protégeant suffisamment les prérogatives et la souveraineté de chaque État afin de recueillir un soutien général et durable. Au cours de longues périodes de prospérité ponctuées par des récessions et tout au long de la Guerre Froide et des années qui ont suivi, cet ordre a produit des décennies de progrès économique et de stabilité. Une progression sans précédent des niveaux de vie a fait sortir de la pauvreté des centaines de millions de personnes et a fait émerger une classe moyenne mondiale.

Un mécontentement grandissant

Aujourd’hui nous assistons cependant à une multiplication des menaces qui pèsent sur l’ordre mondial, dont une érosion du soutien des populations et une aggravation du climat d’incertitude. Nous entendons renforcer le dialogue sur la coopération à l’occasion d’un séminaire organisé le 7 octobre en marge de l’Assemblée annuelle du FMI, à Washington. Ian a en outre préparé un document de synthèse sur la question.

Sur le plan économique, le mécontentement monte dans les pays avancés en raison des dégâts provoqués par la crise financière internationale, du ralentissement de la progression des revenus, des technologies qui rendent de nombreux emplois obsolètes et des déplacements individuels et collectifs résultant de l’interdépendance mondiale. Les travers du capitalisme moderne sont à présent bien visibles.

La stagnation des salaires des classes moyennes et de la croissance de l’emploi et le creusement des inégalités mettent à mal le contrat social. Les dirigeants politiques opportunistes réussissent à exploiter la crainte d’un changement rapide qui semble échapper aux citoyens ordinaires, et même à leurs représentants élus. Aux États-Unis, les progrès économiques des minorités et des femmes, salués par beaucoup, ont déclenché des réactions hostiles chez ceux qui ont le sentiment d’être des laissés-pour-compte. Certains pays émergents ont du mal à faire face à l’écart grandissant entre les attentes plus ambitieuses de la nouvelle classe moyenne et la capacité des autorités à tenir leurs engagements, sur fond de ralentissement de la croissance mondiale et nationale.

Mais les menaces ne sont pas seulement de nature économique. En effet, l’économie, la politique et la sécurité deviennent inextricablement liées dans le monde actuel. Et surtout, le paysage politique mondial évolue. Depuis près de dix ans, les États-Unis et l’Europe ont concentré leur énergie politique sur la sortie de la crise financière mondiale, ce qui a eu pour effet d’amoindrir la volonté d’agir de façon résolue au plan mondial. Parallèlement, la croissance rapide de la Chine et sa présence active en Asie et en Afrique changent le rapport de forces économiques et politiques. Malgré un certain ralentissement, la Chine continue de représenter 37 % de la croissance mondiale totale. Les pays émergents exigent à juste titre d’avoir une plus grande influence dans les organisations et institutions internationales.

Les forces géopolitiques

Dans le même temps, l’apparition d’acteurs non étatiques engendre de nouveaux risques et coûts qui compliquent toute coopération. Les guerres au Moyen-Orient sont à l’origine d’États en déroute, de la montée en puissance de l’EIIL et d’un afflux de réfugiés qui pèse sur la région et l’Europe. Le terrorisme et les cyber-menaces sont aujourd’hui des réalités préoccupantes pour tous les pays. Ces problèmes ne pourront être réglés que par le biais d’une coopération internationale.

Sur le plan géopolitique, d’autres facteurs importants compliquent la coopération. Si ce phénomène n’est pas nouveau, la tactique des États-Unis suscite un vif mécontentement, notamment son recours fréquent aux sanctions (considéré comme une «militarisation de la finance»), les attaques de drones sur le territoire d’autres pays et la surveillance de dirigeants étrangers.

Les dirigeants européens se heurtent à de redoutables problèmes intérieurs : gérer la crise des réfugiés, négocier la sortie du Royaume-Uni de l’UE (Brexit), lutter contre le terrorisme, ou bien encore rassurer les populations lasses des réformes et des changements.

Enfin, les puissances émergentes — Brésil, Inde, Chine, Russie et Afrique du Sud — et d’autres pays aspirent à une plus grande influence dans leur région et dans le monde ainsi qu’a des pouvoirs dans les institutions internationales qui soient à la mesure de leur importance et de leurs intérêts croissants à l’échelle mondiale. Peu convaincus que les pays avancés cèdent du terrain, même à terme, ces pays ont proposé et financé d’autres stratégies, soit en créant des institutions comme la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures et la Nouvelle banque de développement des pays émergents, soit en intensifiant leurs propres efforts au plan intérieur pour encourager le développement et étendre leur influence à l’étranger.

Un autre facteur qui accentue la complexité a trait aux perturbations dues aux nouvelles technologies, dont les progrès en matière de technologies de l’information, des registres distribués et de traitement massif des données ainsi que l’intelligence artificielle. Ces nouveautés s’avèrent très prometteuses, mais elles soulèvent des questions quant à la rentabilité et à la viabilité des institutions et entreprises existantes, et elles risquent de remettre en question l’efficacité des systèmes juridiques et réglementaires actuels.

Ces tendances créent une incertitude quant à l’avenir et peuvent donc aussi freiner la demande en encourageant l’épargne de précaution et en poussant les investisseurs indécis à temporiser.

Comment planifier sa retraite dans ce climat d’incertitude, en particulier lorsque les taux d’intérêt restent durablement proches de zéro? Comment investir dans l’avenir de l’Europe pendant une période de «sortie»? Comment investir dans un Moyen-Orient où les États se désagrègent, les alliances basculent et des acteurs non étatiques apparaissent? Comment se préparer à des perturbations dans les différents pays quand les travailleurs sont remplacés par des machines ou que les technologies de l’information permettent à tous types d’acteurs non étatiques de remettre en question la capacité de l’État à gouverner efficacement?

Que faire?

Pour reprendre une question célèbre qui a été posée au début du siècle dernier, lorsque l’ordre mondial était remis en question : que faire?

Le paradoxe de la situation actuellement difficile tient au fait que — comme nous l’avons dit au début — il y a plus de choses à accomplir que jamais au moyen de l’interconnexion et de la coopération. Si les pays avancés sont confrontés à un problème plus épineux au moment où ils arrivent à maturité et où la croissance de la productivité s’essouffle, ils ne peuvent guère se permettre de renoncer aux gains issus des échanges commerciaux. Les pays émergents continueront à dépendre du commerce, des capitaux et des technologies qui sont indissociables de l’interconnexion s’ils veulent continuer à afficher une croissance soutenue et, à terme, l’accélérer pour parvenir à une convergence des niveaux de vie.

Il est indispensable de préserver les avantages de la mondialisation en conjuguant nos efforts pour doper la croissance. Les pays avancés et émergents du Groupe des Vingt continuent à jouer un rôle crucial dans ce processus et ils doivent mettre en œuvre et accélérer l’initiative de croissance du groupe issue du sommet de Hangzhou cette année, en utilisant tous les leviers — monétaires, budgétaires et structurels — pour propulser l’économie mondiale. Une étude récente du FMI montre qu’une action globale, cohérente et concertée peut encore permettre de créer d’immenses synergies. La collaboration élargit nettement le champ des possibilités.

Ce faisant, nous devons toutefois rendre nos économies mondiale et nationales plus inclusives afin de réduire l’insécurité économique et le creusement des inégalités qui a accompagné la mondialisation. Dans une société capitaliste, la plupart des changements créent des gagnants et des perdants. Nous savons aussi que la «destruction créatrice» géopolitique amplifie l’inquiétude causée par les bouleversements économiques.

Nos efforts pour stimuler la croissance doivent donc s’accompagner de mesures de soutien aux pauvres et aux personnes déplacées ou pénalisées par le changement. Nos pays doivent se montrer plus ouverts aux politiques de redistribution. Pour cela, il faut s’employer tout particulièrement à doter les travailleurs déplacés — dans l’industrie et les services — des compétences qui leur permettront d’être compétitifs dans l’économie du 21e siècle. Lorsque l’État est en mesure de répondre aux aspirations de niveau de vie et de sécurité personnelle des citoyens, le discours populiste perd ses arguments et son attrait. La prospérité renforce alors la sécurité et la coopération géopolitique.

Ces derniers temps la construction de murs est à la mode. En fait, les seuls murs dont la communauté internationale ait besoin sont les coupe-feu contre les crises futures. Ces derniers exigent une meilleure coordination pour limiter les phénomènes de contagion au vu des vulnérabilités économiques; des réglementations financières plus solides pour prévenir les comportements abusifs dans le secteur bancaire et sur les marchés de capitaux; et une coopération et une harmonisation fiscales afin de limiter l’érosion des recettes nationales imputable aux transferts de bénéfices auxquels procèdent les entreprises à l’échelle internationale.

Ces efforts imposent de mieux appréhender la multipolarité de notre monde. Il nous faut protéger et, le cas échéant, réformer les grandes institutions multilatérales comme le FMI, la Banque mondiale et les Nations Unies. Pour qu’elles puissent continuer d’exercer leur influence, il faudra que la gouvernance évolue afin de tenir compte de l’évolution des rapports de force à l’échelle mondiale. Dans cette même démarche, il importe d’accompagner et d’intégrer les nouvelles institutions et initiatives appuyées par les pays émergents. Cela exige aussi de consolider les accords financiers régionaux existants, comme l’Initiative de Chiang Mai, par une coopération et une coordination plus grandes.

Enfin, le moment est venu de supprimer le clivage déjà ancien entre économie et sécurité dans l’élaboration des politiques nationales et internationales. Les deux sont indissociables dans un contexte de mondialisation où les conflits territoriaux et la volatilité des marchés peuvent se propager et créer des perturbations qui échappent à notre grille de lecture héritée du 20e siècle. En outre, seule une stratégie intégrée, qui reconnaisse que les menaces sécuritaires ont des répercussions économiques et que l’instabilité économique génère des menaces pour la sécurité, pourra éviter les écueils des États en faillite, des acteurs non étatiques et des conflits régionaux pour garantir un monde pacifique et stable.

Pour éviter de répéter les erreurs de notre histoire et de succomber à la tentation de la fragmentation économique et politique, le moment est venu d’engager un véritable dialogue et d’insuffler un nouvel esprit de coopération.
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