5 min (1403 words) Read

L’invasion de l’Ukraine par la Russie met en lumière la crise et l’opportunité de la transition énergétique

Il est difficile de voir une opportunité dans une crise telle que l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Nous (sans même parler des Ukrainiens) sommes toujours au milieu d’une crise, qui en plus s’aggrave, avec des conséquences économiques et politiques potentielles à long terme.

Parallèlement, la notion d’« opportunité » est à double tranchant. Ce sont souvent les intérêts particuliers qui profitent le plus d’une action politique rapide, cimentant davantage le statu quo. En témoigne la tendance de nombreux législateurs à répondre aux prix élevés de l’énergie par des tentatives malavisées de baisse directe de ces prix, réduisant ainsi toute incitation à réduire la consommation de combustibles fossiles que les prix élevés pourraient fournir.

Une énergie abordable

Une grande différence entre la flambée actuelle des prix de l’énergie et les épisodes précédents est la disponibilité de solutions de rechange bon marché et accessibles à l’infrastructure actuelle, largement alimentée par des combustibles fossiles. L’Agence internationale de l’énergie avait raison de déclarer en 2020 que « pour les projets bénéficiant d’un financement à faible coût et exploitant des ressources de haute qualité, le solaire (photovoltaïque — PV) est désormais la source d’électricité la moins chère de l’histoire ». C’est toujours le cas.

Les prix de l’énergie solaire PV ont augmenté au cours des deux dernières années, ce qui a fait entrer le terme de « greenflation » dans le lexique financier. Pourtant, c’est la « fossilflation » qui prédomine. La hausse des prix des sources d’énergie fossile a été plus importante que celle, relativement faible, des prix du solaire photovoltaïque, ce qui a eu pour effet de réduire davantage les prix relatifs du solaire par kilowatt de capacité et par électricité effective produite. Dans l’ensemble, les prix des systèmes ont considérablement baissé au fil des ans: ils ont été divisés par deux en l’espace de dix ans, et par trois en quatre décennies. Le solaire PV ne constitue évidemment pas un cas isolé.

Fait essentiel, les prix des batteries et des véhicules électriques (VE) ont aussi diminué rapidement, ce qui a entraîné une augmentation rapide de leur adoption. En 2016, l’étude Energy Outlook de BP prévoyait que le nombre de véhicules rechargeables dépasserait 70 millions dans le monde d’ici 2035. Ce chiffre pourrait être atteint en 2025, soit 10 ans plus tôt que prévu sur un horizon de 20 ans. Bien entendu, tous ces chiffres montrent le chemin qu’il reste à parcourir. La part de marché mondiale de l’énergie photovoltaïque est d’environ 3 %; pour les VE, elle n’atteint pas encore 2 %. Même un nombre de 70 millions de VE représenterait moins de 6 % du parc automobile mondial actuel, qui compte quelque 1,2 milliard de voitures.

Aucune analyse sérieuse publiée avant l’invasion de l’Ukraine par le président russe Vladimir Poutine n’avait même imaginé que la Russie interrompe complètement ses livraisons de gaz à l’Union européenne.

Ni le PV ni les VE ne feront une grande différence pour relever les défis posés par la guerre actuelle des combustibles fossiles. Les mesures à court terme visant à libérer l’UE de sa dépendance à l’égard du pétrole et du gaz russes devraient se concentrer sur la diminution de la demande et la recherche de solutions de rechange à l’approvisionnement russe. Cela implique d’augmenter la production de pétrole et de gaz ailleurs. Des mesures à court terme sont également nécessaires, comme éviter la sortie allemande du nucléaire prévue pour décembre 2022. Il faut aussi faire d’autres compromis difficiles, comme une augmentation à court terme de la production européenne d’électricité à partir du charbon. (Ironiquement, une bonne partie du charbon utilisé dans l’Union européenne provient aussi de Russie, ce qui aggrave le problème.)

Évaluation du risque

La guerre injustifiée de la Russie et la réaction mondiale mettent également en évidence un autre problème, beaucoup plus fondamental: les analyses économiques et plus générales de la politique énergétique ont une capacité intrinsèquement limitée à éclairer les décisions des dirigeants pour faire face à des crises telles que celles que nous traversons actuellement, en particulier les crises simultanées.

Pour commencer, aucune analyse sérieuse publiée avant l’invasion de l’Ukraine par le président russe Vladimir Poutine n’avait même imaginé que la Russie interrompe complètement ses livraisons de gaz à l’Union européenne. Une suspension délibérée des importations de gaz russe par l’UE était considérée comme pratiquement impossible. Par exemple, le Réseau européen des gestionnaires de réseaux de transport de gaz (ENTSOG), chargé de soumettre le réseau gazier européen à des tests de résistance, n’avait jamais seulement envisagé cette possibilité. Lors de son dernier test de résistance, l’ENTSOG a imaginé ce qui pourrait se passer si aucun gaz russe ne passait par le Bélarus ou par l’Ukraine. L’absence totale de gaz russe ne figurait pas dans la série de scénarios modélisés. L’idée même était apparemment inimaginable, ou si radicale qu’elle rendait impossible tout test de résistance. La pression exercée sur le système serait tout simplement trop forte.

Les modèles économiques étaient alors tout aussi limités. Une analyse largement citée des économistes de la Banque centrale européenne a un titre prometteur: « Natural Gas Dependence and Risks to Euro Area Activity ». Sa conclusion principale: un choc d’approvisionnement en gaz de 10 % réduirait le PIB de la zone euro de 0,7 %. Le secteur le plus touché? La fourniture d’électricité, de gaz, de vapeur et d’air conditionné, le secteur le plus dépendant du gaz comme intrant direct. La production de ce secteur chuterait donc de près de 10 % en raison d’un choc d’approvisionnement en gaz de 10 %. À première vue, cette conclusion semble raisonnable. La méthodologie, qui s’appuie sur les méthodes standard intrants–extrants, est bien établie. Le problème réside dans la nature statique de l’analyse et le biais de statu quo qui en résulte.

Bénéfices et coûts

Les pompes à chaleur représentent l’une des technologies énergétiques à faible émission de carbone les plus prometteuses. Elles remplacent les appareils de chauffage au mazout et au gaz et ce, de manière beaucoup plus efficace. L’efficacité des pompes à chaleur est telle que, même si toute l’électricité est produite à partir de gaz naturel, les émissions qui en résultent restent inférieures à celles générées par la combustion directe du gaz naturel dans la chaudière à gaz d’une maison. Par ailleurs, les pompes à chaleur sont essentiellement des climatiseurs fonctionnant à l’envers. Pourquoi le secteur de la climatisation serait-il alors pénalisé dans un scénario où il y aurait moins de gaz? La demande de pompes à chaleur monterait en flèche, ce que l’on constate actuellement dans toute l’Europe, l’engorgement de la chaîne d’approvisionnement ajoutant à la pression inflationniste.

Pour autant, la coupure du gaz russe n’annonce pas un boom économique. Au contraire, il y a des coûts réels et le changement est difficile. Cependant, les coûts impliquent également des opportunités. Le rapport de McKinsey sur la transition vers le net-zéro porte le sous-titre prometteur « What It Would Cost, What It Could Bring ». En résumé, cette analyse indique un coût d’environ 25 mille milliards de dollars sur 30 ans pour faire passer l’économie mondiale de sa trajectoire actuelle à une voie permettant d’atteindre des émissions nettes de carbone nulles d’ici le milieu du siècle.

Les dirigeants sont souvent plus intéressés par la consolidation du statu quo que par l’introduction des changements nécessaires.

Déterminer qui doit assumer le coût de ces 25 mille milliards de dollars d’investissements donnera lieu à des luttes politiques difficiles. Cependant, les gagnants de ces investissements supplémentaires seront nombreux, y compris en termes purement économiques. Sur le plan sociétal, ces investissements seront très largement rentabilisés, étant donné que l’utilisation des énergies fossiles coûte plus cher en dommages externes qu’elle n’apporte de valeur ajoutée au PIB.

Les mesures politiques sont donc essentielles. Le point le plus important: une véritable transition vers un niveau net zéro implique à la fois le déploiement rapide de nouvelles technologies à faible émission de carbone et des changements systémiques plus significatifs. La guerre en Ukraine a déjà révélé de nombreuses occasions manquées sur le plan politique. Les dirigeants sont souvent plus intéressés par la consolidation du statu quo que par l’introduction des changements nécessaires, pour la raison même énoncée par Nicolas Machiavel il y a cinq siècles: « L’innovateur a pour ennemis tous ceux qui profitaient des institutions anciennes, et il ne trouve que de tièdes défenseurs dans ceux pour qui les nouvelles seraient utiles. »

GERNOT WAGNER est actuellement professeur associé invité à la Columbia Business School et est en congé de l’Université de New York, où il enseigne l’économie et la politique climatiques.

 

Les opinions exprimées dans la revue n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement la politique du FMI.