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Les autorités risquent d’aggraver la crise en cherchant à bloquer les hausses de prix — il existe de meilleures solutions

À l’approche des frimas hivernaux, les gouvernements des pays européens doivent prendre des décisions difficiles pour protéger les consommateurs contre l’explosion de leurs factures énergétiques dans un contexte d’inflation généralement élevée. Les prix de gros du gaz naturel étaient en moyenne sept fois et demie plus élevés pendant l’été 2022 qu’au début de l’année 2021. Après avoir atteint des sommets à la fin de l’été, ils ont certes baissé, mais demeurent bien au-dessus de leurs niveaux de début 2021 et pourraient augmenter à nouveau à l’approche de l’hiver 2023–24. Les cours du charbon et du pétrole brut ont eux aussi fortement augmenté.

Dans l’une de nos dernières études, nous estimons à environ 7 % la hausse du coût de la vie occasionnée cette année, par rapport à début 2021, par l’augmentation des prix de l’énergie ; celle-ci vient s’ajouter aux pressions inflationnistes qui découlent des perturbations subies par le transport de denrées alimentaires et les chaînes d’approvisionnement (graphique 1). Ce choc sur les prix de l’énergie persiste, ainsi que la perte de revenu qu’il entraîne pour les pays importateurs : à observer l’évolution des contrats à terme, il semble que les prix se maintiendront pour un bon moment au-dessus des niveaux qui prévalaient avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Les autorités gagneraient à amoindrir les effets de cette forte hausse des prix sur les ménages les plus modestes (dont une partie aura à choisir entre le chauffage et la nourriture cet hiver), tout en laissant le reste des acteurs économiques s’adapter à la hausse des prix, notamment en augmentant leur efficacité énergétique.

En réalité, les politiques consistant à bloquer les prix de l’énergie et à soutenir l’ensemble des acteurs économiques risquent d’aggraver la situation. Supposons que l’ensemble des pays européens disposent de suffisamment d’espace budgétaire pour faire en sorte que seule une part minime de la hausse actuelle des prix de gros du gaz se répercute sur les prix de détail. Que se passerait-il ? Les consommateurs européens ne réduiraient leur consommation qu’à la marge ; or, comme l’offre de gaz est limitée, les cours mondiaux continueraient d’augmenter, ce qui alourdirait les coûts pour les finances publiques et réduirait l’efficacité des politiques nationales visant à protéger les consommateurs. En outre, les pays du reste du monde pâtiraient à leur tour de ce surcroît d’augmentation des prix. En somme, le blocage des prix du gaz par les pays européens se traduirait par un renchérissement et des difficultés encore plus marqués au niveau mondial, sans pour autant que la situation des consommateurs européens ne s’améliore sensiblement.

Riposte européenne actuelle

Jusqu’à présent, les États européens ont mis en place de nombreuses mesures destinées à réduire les effets du renchérissement de l’énergie, parmi lesquelles figurent divers dispositifs de blocage des prix. Dans certains pays, le coût budgétaire de cette riposte à la crise énergétique devrait dépasser 1,5 % du PIB pour la seule première année, dont plus de la moitié relève de mesures coûteuses et non ciblées (graphique 2).

La quasi-totalité des pays européens ont mis en place des dispositifs consistant à masquer les signaux de prix, par exemple par le plafonnement des prix de détail ou la baisse des redevances, des charges ou des taxes ; c’est notamment le cas de l’Allemagne, de l’Autriche, de l’Espagne, de la France, de l’Italie, du Portugal et du Royaume-Uni. Ces mesures, censées être provisoires, ont bien souvent déjà été prolongées ou étendues, voire les deux à la fois.

Certains pays ont également mis en place des « boucliers tarifaires » qui profitent aussi bien aux ménages aisés qu’aux ménages modestes, notamment sous forme de subventions aux combustibles et de chèques énergie pour tous. Les pays dont les prix de détail sont depuis longtemps très réglementés, comme la Hongrie et Malte, continuent de faire en sorte que la hausse des prix de gros se répercute peu, ou pas du tout, sur les consommateurs. Ces interventions ont pour effet de maintenir la demande à un niveau élevé à l’heure où l’énergie se raréfie et coûte de plus en plus cher.

Enfin, les aides distribuées aux ménages pour leur permettre de faire face à l’augmentation de leur facture énergétique viennent gonfler la demande de biens et services, ce qui rend plus difficile la lutte contre l’inflation. Les dispositifs généralisés de blocage des prix et d’autres formes d’aides distribuées à l’ensemble des ménages ont tendance à faire augmenter la demande globale davantage que les mesures plus ciblées.

Plutôt que de s’attacher à bloquer la répercussion de la hausse des prix de gros sur les prix de détail en mettant en place des prix plafonds, des ristournes et autres baisses d’impôt, les pouvoirs publics gagneraient à assurer le libre jeu des signaux de prix et à faire bénéficier les ménages fragiles de transferts forfaitaires. D’après les estimations des services du FMI, la compensation totale de la hausse des prix de l’énergie depuis début 2021 en faveur des 40 % représentant les ménages européens les plus modestes coûterait 0,9 % du PIB en 2022 et 1,2 % en 2023, soit environ la moitié du coût moyen des politiques actuellement mises en œuvre en Europe. Dans l’idéal, les dispositifs en faveur des ménages devraient être conçus de façon à ce que les aides diminuent progressivement à mesure que l’on s’approche des tranches de revenu plus élevées.

Solutions de rechange

Dans la pratique, il peut s’avérer difficile de mettre en œuvre rapidement cette solution optimale. Dans de nombreux pays, les transferts de revenu ne peuvent intervenir rapidement qu’en faveur de ménages déjà bénéficiaires de prestations sociales. Mais, étant donné l’ampleur de la récente hausse de prix, une partie des ménages à faible revenu ou à revenu moyen–inférieur ne bénéficiant pas de dispositifs de protection sociale pourrait également avoir besoin d’être soutenue.

Pour les aider, les autorités pourraient procéder à des virements bancaires ou à des envois de chèques, en s’appuyant sur les données relatives à l’impôt sur le revenu des personnes, ou en incitant les ménages à déposer une demande d’aide et à fournir les informations qui permettront de déterminer s’ils remplissent les conditions de revenu requises. Or, en raison des législations en vigueur en matière de confidentialité des données et du manque de capacités, beaucoup de pays ne sont pas en mesure de mettre en œuvre de tels mécanismes. Une autre solution, qui nécessite peu de formalités administratives, consiste à faire bénéficier l’ensemble des ménages d’un rabais forfaitaire sur leur facture énergétique (ou d’un chèque forfaitaire sans lien avec la facture énergétique, au cas où le rabais énergétique risquerait d’être perçu comme une subvention à la consommation). Des transferts supplémentaires viendraient aider les plus modestes par l’intermédiaire du système de protection sociale, tandis que l’État pourrait récupérer l’aide versée aux ménages plus aisés par l’intermédiaire du système fiscal.

Il existe une autre possibilité, qui n’efface pas complètement les signaux de prix : la tarification par blocs. Il s’agit de faire bénéficier les usagers d’un rabais énergétique jusqu’à un certain niveau de consommation de subsistance, et de leur faire payer les prix du marché pour toute quantité d’énergie supplémentaire. Le niveau de consommation de subsistance pourrait être fixé de manière uniforme pour l’ensemble des ménages, ou bien varier d’un ménage à l’autre et correspondre à une certaine proportion de leur consommation récente (qui donnerait indirectement une indication sur la taille de chaque ménage). De telles méthodes ne font pas dépendre le montant d’aide reçu du niveau de revenu des ménages ; il convient donc d’y associer des mesures visant à mobiliser de manière progressive de nouvelles recettes fiscales, afin de récupérer par la voie fiscale les aides accordées aux ménages les plus aisés.

Certains pays ont mis en œuvre des mesures spécifiques, inscrites dans un ensemble plus large de mécanismes d’aide, qui ne viennent pas perturber les signaux de prix. Il peut s’agir de transferts forfaitaires uniformes (Allemagne) ou progressifs (Chypre), de transferts forfaitaires aux ménages les plus modestes qui ne bénéficient ni d’un « revenu minimum vital » ni d’une pension de retraite (Espagne), de rabais forfaitaires sur les factures énergétiques accompagnés de la récupération par la voie fiscale des montants accordés aux ménages plus aisés (Allemagne, Belgique), ou encore de l’extension à davantage de ménages des dispositifs d’aides sociales forfaitaires existants (Allemagne, Belgique, Luxembourg). Plusieurs pays ont mis en œuvre la tarification par blocs ou ont annoncé qu’ils allaient le faire.

Les pouvoirs publics pourraient également rémunérer les usagers pour qu’ils réduisent leur consommation ou la déplacent à des heures de la journée où l’offre d’énergie d’origine renouvelable est plus abondante et la dépendance au gaz moindre. Pour y parvenir, il est possible de mettre en place un système d’enchères permettant de faire baisser la consommation totale ou la consommation de pointe. Un tel système d’adjudications, s’il fonctionnait au niveau du continent (les marchés européens de l’électricité sont interconnectés, quoique imparfaitement), pourrait s’avérer très avantageux, car il réduirait la demande globale, ce qui se traduirait par une baisse des cours mondiaux de l’énergie. Ainsi, l’Allemagne envisage de se doter d’un système d’enchères pour encourager les entreprises à économiser l’énergie.

Les prix de l’énergie ne devraient pas redescendre de sitôt à leurs niveaux d’avant-guerre ; dans ce contexte, les décideurs européens doivent rapidement se détourner des mesures de blocage des prix pour privilégier les compléments de revenu en faveur des plus fragiles. Les mesures retenues doivent fortement inciter les usagers à économiser l’énergie et à abandonner les combustibles fossiles, tout en limitant les coûts pour les finances publiques. Étant donné l’ampleur du choc, il se peut qu’il faille également aider certains ménages qui ne bénéficient pas actuellement d’aides sociales.

Si la solution optimale consistant à assurer le libre jeu des signaux de prix et à effectuer des transferts ciblés en faveur des ménages vulnérables est susceptible de poser des difficultés de mise en œuvre à certains pays, d’autres solutions pratiques et raisonnables existent, comme la tarification par blocs, qui revient à accorder des transferts ou subventions forfaitaires à tous les ménages pour leur assurer un niveau de consommation d’énergie de subsistance, puis à en récupérer une partie auprès des plus aisés par la voie fiscale. Dans la conjoncture fortement inflationniste dans laquelle nous nous trouvons, les dispositifs d’aide doivent s’inscrire dans le cadre d’une orientation budgétaire non expansionniste, afin de ne pas accroître la demande globale. À plus long terme, augmenter l’offre d’énergie décarbonée est la meilleure manière de faire baisser les prix et d’assurer la sécurité énergétique. Pour réussir cette transition, il importe de maintenir des signaux de prix clairs.

Le présent article s’appuie sur une mise à jour du document de travail du FMI N° 2022/152, intitulé « Surging Energy Prices in Europe in the Aftermath of the War: How to Support the Vulnerable and Speed up the Transition away from Fossil Fuels ».

OYA CELASUN est directrice adjointe du département Europe du FMI.

DORA IAKOVA est sous-directrice du département Europe du FMI.

Les opinions exprimées dans la revue n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement la politique du FMI.