Mondialisation et développement en Afrique -- Allocution de M. Alassane D. Ouattara

le 16 octobre 1998

Allocution de M. Alassane D. Ouattara,
Directeur général adjoint du Fonds monétaire international
prononcée au séminaire sur
"L’Afrique, la mondialisation et le développement : risques et enjeux"
organisé par l’Association des amis de Passages (ADAPes)
et le Centre français du commerce extérieur (CFCE)
Palais du Luxembourg,
Paris, 16 octobre 1998

L’Asie de l’Est a largement démontré, pendant la plus grande partie des trois dernières décennies, les avantages de la mondialisation et les bienfaits de l’ouverture et de la libéralisation économique. Grâce à des politiques budgétaires prudentes, à des investissements substantiels en capital et en ressources humaines, et aussi à l’ouverture de leurs économies, ces pays ont enregistré une croissance économique impressionnante et connu des avancées enviables dans la lutte contre la pauvreté.

Mais la crise en Asie, en Russie, et ses effets sur d’autres marchés émergents ont mis en lumière des défaillances à l’échelle non seulement des pays mais aussi du système international. Certains responsables se posent aujourd’hui la question s’il faut ou non poursuivre la stratégie de développement axée sur l’ouverture des économies sur le reste du monde. Je suis fermement convaincu que l’Afrique doit s’intégrer plus que jamais au reste du monde sous peine d’être marginalisée. Les décideurs africains ne doivent ni perdre leurs objectifs de vue, ni se laisser égarer par les erreurs commises par certains pays d’Asie. Au contraire, ils doivent en tirer les leçons, et se faisant, améliorer les chances de succès de la stratégie de développement qui vise à pleinement intégrer l’Afrique dans le grand village qu’est devenu le monde d’aujourd’hui.

Dans l’exposé qui va suivre, j’essaierai de voir si la mondialisation est une bonne chose pour l’Afrique, puis je décrirai brièvement les progrès spectaculaires réalisés au cours de ces dix dernières années sur ce même continent. Je soulignerai cependant que l’Afrique doit atteindre un taux de croissance encore plus élevé pour pouvoir réduire la pauvreté. Pour ce faire, l’Afrique doit accélérer ce qu’il y est maintenant convenu d’appeler "la seconde génération de réformes".

LA MONDIALISATION EST-ELLE UNE BONNE CHOSE POUR L’AFRIQUE ? LES ENSEIGNEMENTS DE LA CRISE D’ASIE

À quelques exceptions près — l’Afrique du Sud, le Kenya et le Zimbabwe — les pays de l’Afrique subsaharienne n’ont subi qu’indirectement le contrecoup de la crise financière qui balaye la planète. La dette extérieure privée ne représente en effet qu’une faible part de sa dette extérieure totale. Cela tient au caractère encore peu développé de la plupart des marchés financiers africains.

D’autre part, l’intégration de l’Afrique à l’économie mondiale est beaucoup moins avancée que celles d’autres régions. À titre d’exemple, les exportations de l’Afrique subsaharienne ne représentaient en 1997 que 1,6 % des exportations mondiales, contre 2 % en 1990. Pendant la même période, la part de l’ensemble des pays en développement était passée pendant ce temps de 16,3 % à 19,3 %. Alors que les exportations et les importations africaines progressaient séparément de 28 % du PIB en 1990 à 32 % en 1997, les progressions dans les quatre pays de l’ASEAN — Indonésie, Malaisie, Philippines et Thaïlande — ont été beaucoup plus impressionnantes--les exportations passant de 37 % à 48,5 % du PIB et les importations de 40 % à 53 %. Cette ouverture plus large des pays d’Asie les a rendus peut-être plus vulnérables aux revirements des marchés, mais il ne fait aucun doute qu’elle est aussi à l’origine des remarquables progrès qu’ils ont enregistrés ces dernières années.

Si l’on procède à une analyse superficielle de l’ouverture des pays d’Asie, l’on peut se demander si l’Afrique a intérêt à s’intégrer plus avant au reste du monde et si la mondialisation peut vraiment être bénéfique à des économies pauvres et de petite taille. La réponse à ces deux questions est clairement "oui". L’expérience asiatique l’a amplement démontré. Mais la crise actuelle montre aussi que la stabilité financière et le développement soutenable requièrent un certain nombre de conditions : des politiques économiques rationnelles et prévisibles; un grand degré de transparence et une gestion responsable des affaires publiques et privées; des informations fiables et disponibles en temps opportun; un système bancaire robuste, soumis à une réglementation et une surveillance appropriées; un secteur privé opérant dans des conditions de transparence et de sécurité économique; enfin l’élimination de la corruption et du népotisme.

J’ajouterai brièvement qu’une plus grande participation de l’Afrique au commerce mondial offrirait aux consommateurs et aux producteurs l’accès à une gamme plus large de biens et de services à des prix compétitifs. De plus, les apports de capitaux privés étrangers sont un complément essentiel à l’épargne intérieure encore trop faible en Afrique et au déclin de l’aide publique au développement.

LA REPRISE ÉCONOMIQUE EN AFRIQUE

L’Afrique subsaharienne a accompli des progrès considérables dans la stabilisation macroéconomique ces dix dernières années. Le plus encourageant, dans ce retournement de situation, c’est qu’il est le fruit d’efforts résolument déployés par un nombre croissant de pays pour conduire une politique financière saine et mener à bien les réformes structurelles qu’appelle l’économie de marché. Leurs efforts ont été appuyés par la communauté internationale et notamment le Fonds monétaire international (FMI), qui ont apporté à ces pays assistance technique et appui financier dans le cadre de la facilité d’ajustement structurel renforcée (FASR). Quelques chiffres clés permettront d’illustrer cette «renaissance» économique de l’Afrique:

  • Après des années de stagnation, la croissance économique réelle de l’Afrique subsaharienne est passée, en moyenne, d’environ 1 % en 1992 aux alentours de 5 % en 1997, et devrait rester sur cette voie de croissance positive. L’accélération de la croissance a touché par ailleurs de plus en plus de pays : si 18 seulement des 47 pays de la région affichaient une croissance supérieure ou égale à 3 % en 1992, ils étaient en effet 32 dans ce cas en 1997. Après s’être contracté pendant cinq ans d’affilée, le PIB réel par habitant a commencé à se redresser et, désormais, 40 des 47 pays de la région voient leur revenu par habitant progresser.

  • Des succès ont aussi été enregistrés dans la lutte contre l’inflation. Bon nombre de pays africains ont d’ores et déjà ramené celle-ci en deçà de 10 %, et l’inflation moyenne pour l’ensemble de la région — mesurée par l’indice des prix à la consommation (IPC) — est passée, selon les estimations, du sommet de 60 % atteint en 1994 à 22 % en 1997.

  • Les pays africains ont également réduit, au total, leurs déséquilibres intérieurs et extérieurs. D’autre part, le FMI et la Banque mondiale ont commencé récemment à mettre en oeuvre une initiative conçue pour venir en aide aux pays pauvres et très endettés (PPTE) en s’efforçant, notamment, d’alléger le lourd fardeau de leur dette multilatérale. Jusqu’à présent, sept pays, dont cinq africains — le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, le Mali, le Mozambique et l’Ouganda —, ont été admis à bénéficier de cette Initiative en faveur des PPTE.

Les gouvernements africains ont aussi progressé très sensiblement dans l’ouverture de leurs économies au commerce mondial. Je noterai, à cet égard, que trente et un pays d’Afrique subsaharienne ont accepté — pour la plupart depuis 1992 — les obligations qui découlent de l’article VIII des Statuts du FMI, et qui consistent à renoncer à l’imposition de restrictions aux paiements et transferts afférents aux transactions courantes.

Enfin, la restructuration de bon nombre d’économies africaines s’accélère. À travers le continent, l’interventionnisme économique de l’État recule : les contrôles des prix sont levés et la commercialisation des produits agricoles est de plus en plus libéralisée. La restructuration et la privatisation des entreprises d’État sont maintenant engagées dans la plupart des pays africains, quoiqu’à un rythme inégal et avec des fortunes diverses. De même, les marchés du travail sont peu à peu libéralisés.

Les récents progrès de l’Afrique sont sans nul doute encourageants, mais sont-ils suffisants pour faire reculer sensiblement la pauvreté? Ces résultats bien que louables, demeurent insuffisants et restent très inférieurs aux performances spectaculaires de l’Asie de l’Est avant la crise. Ainsi, pour rattraper les autres pays en voie de développement, et réduire de manière significative la pauvreté, plusieurs études concluent que l’Afrique devrait atteindre durablement un rythme de croissance de l’ordre de 7 à 10 %. Cela peut paraître très ambitieux, mais plusieurs pays du continent, comme l’Ouganda, ont déjà démontré que l’objectif n’est pas hors d’atteinte. Le maintien d’un tel taux de croissance sur le long terme exigerait cependant des ratios investissement/PIB supérieurs à 25 %, et bien sûr une plus grande efficacité de ces investissements. L’Afrique doit donc parvenir à des taux d’épargne intérieure beaucoup plus élevés, et attirer une part plus importante de l’investissement direct étranger afin d’accélérer sa croissance économique. Elle ne peut le faire, nous l’avons vu, qu’en s’intégrant pleinement à l’économie mondiale et en mettant en place des réformes structurelles de grande ampleur. Réformes que je me propose d’aborder maintenant.

VERS LA SÉCURITÉ ÉCONOMIQUE

Lorsque j’ai pris mes fonctions de Premier Ministre de la Côte d’Ivoire, l’un de mes premiers soucis a été de faire remettre à neuf et rééquiper les locaux de la Cour suprême. Mon intention était par là de souligner mon attachement au maintien de l’état de droit. Si je vous en parle aujourd’hui, c’est parce que j’ai l’intime conviction, renforcée par les événements en Asie et en Russie, qu’au stade actuel de l’histoire de l’Afrique, il est indispensable que cet attachement à un état de droit soit largement partagé. Dans ce sens, "les réformes de la seconde génération» ont deux objectifs fondamentaux : celle de créér les conditions plus propices à l’investissement privé en favorisant une plus grande ouverture des échanges intérieurs et extérieurs, et celle de créer un environnement plus sûr. Ces réformes comprennent notamment:

La redéfinition du rôle de lÉtat

Le rôle confié à l’État doit être non plus d’intervenir directement dans la production, mais de fournir les services publics essentiels. Ceci est indispensable. Tout en maintenant l’ensemble des dépenses publiques dans les limites des ressources disponibles, les pays doivent attacher une plus grande importance à la composition des dépenses en vue de favoriser les secteurs générateurs de croissance comme l’éducation, notamment celle des femmes, la santé et l’infrastructure de base. Le succès des pays asiatiques avant la crise confirme, si besoin en était, cette démarche.

La réforme de la fonction publique. La prévisibilité, la cohérence de l’élaboration et la mise en oeuvre des politiques économiques restent encore trop souvent entravées dans de nombreux pays d’Afrique par l’insuffisance des capacités en matière de gestion économique et par la lourdeur de la bureaucratie et des administrations. Dans le même temps, les autorités doivent prendre des mesures pour réduire toute hostilité envers le secteur privé, encore trop fréquente dans les services publics, et faire en sorte que les administrations publiques soient perçues comme l’exécuteur et l’auxiliaire de la politique des pouvoirs publics à l’appui du développement du secteur privé.

La réforme du secteur financier. Suite aux carences du secteur financier dont les pays africains souffraient à la fin des années 1980 et au début des années 1990, de nombreux pays ont entrepris de réformer le secteur bancaire afin d’assainir et de restructurer les banques en difficulté afin d’établir et de renforcer la réglementation et le contrôle bancaires. Par ailleurs, cette restructuration s’effectue dans des conditions qui pourraient la rendre plus aisée qu’en Asie — la proportion des créances en souffrance dans le portefeuille des banques est relativement plus supportable, la dette commerciale ou extérieure à court terme est relativement modeste; et les restrictions de change en vigueur limitent le potentiel déstabilisateur des flux de capitaux à court terme. Naturellement, cela ne signifie pas que l’Afrique doive devenir une forteresse et ne pas ouvrir ses marchés aux flux financiers extérieurs. Non, il faudrait que la libéralisation des mouvements de capitaux soit bien orchestrée et correctement échelonnée en procédant par étapes, et en prenant dûment en compte l’évolution des marchés financiers africains.

La crise financière de l’Asie de l’Est a également contribué à mettre en lumière les priorités que doit observer la réforme du secteur financier en Afrique. Elle souligne l’importance, en particulier, d’assurer l’indépendance et la responsabilité des banques centrales; d’ouvrir les secteurs bancaires à une saine concurrence, intérieure comme étrangère; d’adopter les pratiques optimales de gestion bancaire; et de respecter les meilleures normes internationales de réglementation prudentielle et de contrôle bancaire. Ce n’est qu’à ces conditions que les pays africains pourront réaliser l’approfondissement nécessaire de l’intermédiation financière et être en mesure d’attirer et de répartir efficacement les flux de capitaux étrangers. Le FMI, en étroite collaboration avec la Banque mondiale et d’autres pays intéressés, continuera d’apporter une assistance technique dans ces domaines.

Intégration régionale

Dans le cadre d’une intégration économique plus étroite, il est dans l’intérêt de chaque pays africain de veiller à ce que ses partenaires appliquent une politique économique appropriée. La coordination régionale des politiques nationales pourrait être renforcée à cet effet, aliée à une surveillance régionale adéquate, approche qui a manqué en Asie de l’Est. Mais je suis heureux de constater le contraire sur tout le continent africain, où les gouvernements se regroupent pour coordonner leur action, et où presque tous les pays font maintenant partie d’organisations régionales. Car c’est grâce à une coopération régionale efficace que les économies africaines peuvent surmonter le handicap de leur taille relativement petite et réaliser des économies d’échelle puisqu’elles ont accès à de plus grands marchés 1 . L’intégration régionale permet également d’harmoniser le droit des affaires comme c’est le cas dans la zone CFA, de rationaliser les systèmes de paiements et d’assouplir les restrictions aux investissements comme dans l’Initiative d’intégration régionale (Cross-Border Initiative), et de développer une infrastructure commune comme dans la Communauté du développement de l'Afrique australe. L’intensification des relations commerciales entre les pays africains renforce naturellement aussi leur capacité à participer au commerce mondial et pourrait aboutir à de nouveaux progrès vers une libéralisation non discriminatoire du commerce multilatéral.

À l’avenir, il s’agira de veiller à ce que ces organisations régionales soient perçues comme des instruments efficaces d’intégration des pays d’Afrique dans l’économie mondiale en facilitant au maximum l’accès de leurs marchés aux producteurs africains. Ces organisations ne doivent pas être considérées comme des forteresses protectionnistes visant à protéger leurs pays membres contre les aspects «négatifs» de la mondialisation. Leurs objectifs doivent être de faire avancer les réformes de l’appareil des lois et des règlements, la restructuration du secteur financier, la réforme des codes du travail et de l’investissement, ainsi que la libéralisation des régimes de change et du commerce, afin de respecter les normes internationales au plus tôt. Le rythme dans l’application des réformes devrait être ambitieux, mais aussi réaliste, sans pour cela coller au rythme des pays les plus lents.

L’Afrique comme partenaire dans une économie mondialisée

Comme vous le voyez, le programme des réformes à accomplir en Afrique est ambitieux. Les pays industrialisés, comme je l’ai déjà mentionné, devraient contribuer à l’intégration des pays africains dans l’économie mondiale en réduisant au maximum les obstacles à l’accès des producteurs africains à leurs marchés.

L’assistance financière et technique multilatérale et bilatérale, ainsi que les allégements de dette, sont plus que jamais nécessaires pour épauler l’Afrique dans ce vaste programme de réformes visant à faire du secteur privé le moteur de la croissance. Mais il appartient aussi aux gouvernements africains de redéfinir leur rôle et de consacrer leurs efforts à créer les conditions qui permettront au secteur privé d’étendre et d’approfondir leurs liens commerciaux, de contracter des accords mutuellement profitables avec des partenaires privés étrangers, ainsi que d’obtenir les concours privés nécessaires à leurs investissements.

J’insiste sur ce point, à la veille de la renégociation de la convention de Lomé entre les États de l’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP) et les États membres de l’Union européenne. Les pays d’Afrique, en particulier, devraient saisir cette occasion pour négocier des conditions de libre échange et d’accès ouvert aux marchés européens, sur la base des principes de l’Organisation Mondiale du Commerce et des accords issus de l’Uruguay Round. Ce n’est pas seulement dans l’intérêt de l’Afrique, c’est aussi dans celui de ses partenaires européens. Si les pays africains parviennent en même temps à renforcer leur sécurité et leur gestion économiques, ainsi qu’à rendre leurs politiques plus prévisibles et plus rationnelles, ils auront alors créé les conditions d’un partenariat véritable et mutuellement profitable avec l’Europe, partenariat qui pourra servir de base à l’approfondissement des relations économiques avec d’autres régions du monde.

Bien sûr, cette étape ne sera pas facile à franchir. Il faudra accepter d’abandonner de vieilles habitudes trop souvent tournées vers l’assistanat. Il faudra aussi que les dirigeants africains élaborent une stratégie afin de promouvoir leurs intérêts dans les négociations qui vont redéfinir non seulement leurs liens avec l’Europe, mais aussi le processus de libéralisation et de mondialisation des échanges.

Je conclurai en disant que la contagion de la crise financière de l’Asie de l’Est à de nombreux marchés émergents a fait ressortir l’importance de la crédibilité des politiques mises en place par chaque pays car la confiance des marchés se fonde non seulement sur les choix de stratégies économiques, mais aussi sur l’environnement politique.

J’ai aussi souligné que la sécurité économique et la bonne gestion des affaires publiques, associées à des politiques macroéconomiques bien conçues, sont les clés d’une croissance forte et durable.

J’appelle donc la communauté internationale et les organisations régionales à apporter leur soutien aux forces nouvelles en Afrique, forces qui oeuvrent pour la démocratie, l’alternance, et la transparence dans la gestion des affaires publiques.


1 Environ vingt pays africains comptent moins de dix millions d 'habitants et quatorze d 'entre eux sont enclav és.



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