Le Viet Nam au seuil de sa prochaine transformation, Discours par Christine Lagarde, Directrice générale du FMI

le 17 mars 2016

Christine Lagarde, Directrice générale du FMI
Université nationale d’économie, Hanoï, 17 mars 2016

Bonjour — Chào các bạn

Je tiens à remercier le Professeur Tran Tho Dat et l’Université nationale d’économie de leur aimable invitation — et je vous remercie, vous, les étudiants, de ce chaleureux accueil.

C’est pour moi un grand plaisir de découvrir cette prestigieuse université, qui a joué un rôle de premier plan dans le développement du Viet Nam au cours des soixante dernières années. Aujourd’hui, nombreux sont ses diplômés qui occupent des postes de direction dans l’administration publique et dans le monde de l’entreprise.

Ces hommes et femmes de grand talent ont été à l’origine d’une transformation remarquable : en une seule génération, le Viet Nam, naguère parmi les pays les plus pauvres du monde, s’est hissé au rang de pays à revenu intermédiaire de la tranche inférieure. Il s’est affranchi de la dépendance aux matières premières pour développer une industrie manufacturière de renom. Il a échappé à la stagnation économique pour épouser un dynamisme sans cesse renouvelé.

Il faut voir dans cette transformation des politiques gouvernementales résolues et des décisions commerciales avisées, et surtout l’énergie, l’ingéniosité et la soif de connaissance incroyables du peuple vietnamien.

Comme l’a dit le grand érudit et poète du XVe siècle Nguyen Trai : «L’apprentissage du savoir est essentiel pour chacun, qu’il soit professeur ou artisan1.»

Après trois décennies remarquables, le Viet Nam est aujourd’hui au seuil d’une autre transformation cruciale.

Examinons-la, si vous le voulez bien, sous trois angles différents :

  • Premièrement, quels sont les défis mondiaux et les perspectives régionales qui s’offrent au Viet Nam?
  • Deuxièmement, quels sont les ingrédients essentiels de la prochaine transformation du Viet Nam?
  • Et troisièmement, comment votre génération — et vous personnellement — pouvez-vous y contribuer?

1. Défis mondiaux et perspectives régionales

Commençons par la vue d’ensemble. Au fil des trente dernières années, le Viet Nam est devenu une des économies les plus ouvertes du monde, une nation qui a énormément profité du commerce international et des investissements directs étrangers, moteurs de croissance et de réduction de la pauvreté.

Bien entendu, plus l’économie s’ouvre, plus elle est sensible aux chocs exogènes. En fait, il y a plusieurs transitions économiques majeures qui occupent l’esprit des dirigeants de nos jours.

Citons la transition de la Chine vers un nouveau modèle de croissance; la perspective de la persistance de faibles niveaux des cours des matières premières; et aussi le durcissement des conditions de financement dans de nombreux pays, du fait de la hausse des taux d’intérêt américains et de l’affermissement du dollar.

Logiquement, cela préoccupe les dirigeants, car ces transitions ont contribué à la volatilité grandissante des marchés financiers et à la forte diminution des flux commerciaux. Elles ont aussi freiné la croissance mondiale.

Au début de l’année, le FMI a revu sa prévision de croissance mondiale à la baisse pour 2016, à 3,4 %, et nos plus récentes estimations dénotent à nouveau un fléchissement du taux de base et une augmentation des risques baissiers.

Le tableau est le même en Asie, où nous prévoyons un nouveau ralentissement de la croissance économique cette année. Bien sûr, malgré cette tendance baissière, l’Asie reste la région la plus dynamique du monde, et pèse pour 40 % dans l’économie mondiale. Au cours des quatre prochaines années, elle devrait être à l’origine de près des deux tiers de la croissance mondiale2.

Qu’est-ce que cela signifie pour les pays asiatiques? Peuvent-ils rester bras croisés et se laisser porter par la vague? Je crains bien que non.

Le nouveau modèle de croissance de la Chine

Songeons à l’impact considérable que va avoir le passage de la Chine à un modèle de croissance tirée, non plus par l’investissement, mais par la consommation intérieure. Cette transition est nécessaire, car elle débouchera sur une croissance plus durable, pour le plus grand bien de la Chine et du monde.

Cependant, à court terme, cette transition ralentit la croissance. Et ce ralentissement se répercute sur les autres pays du fait de la reconfiguration des flux commerciaux, de la baisse de la demande de biens intermédiaires et de matières premières et de la volatilité accrue des monnaies, des actifs boursiers et des titres obligataires.

Certains pays d’Asie seront lourdement touchés. Notamment les exportateurs de machines-outils, les producteurs d’aciers et les exportateurs de pétrole et d’autres matières premières.

Et de fait, si vous et vos proches profitez de la baisse des prix de l’essence, le gouvernement de votre pays voit son déficit budgétaire se creuser et sa dette publique augmenter, en partie à cause de la baisse des recettes pétrolières.

Le Viet Nam peut saisir sa chance

La bonne nouvelle, c’est qu’il y a aussi de vastes possibilités à exploiter.

Par exemple, maintenant que la Chine se détourne des industries manufacturières de second plan, à forte intensité de main-d’œuvre, cela peut ouvrir de gros débouchés aux pays voisins de la région du Mékong, dont le Cambodge, le Laos, le Myanmar et le Viet Nam.

Le FMI a entrepris d’étudier ces effets régionaux et nous allons prochainement diffuser un nouveau rapport3 qui explique ce que les pays de la région du Mékong peuvent faire pour tirer pleinement parti de la transition chinoise.

Le Viet Nam peut en profiter de deux manières : d’abord en remportant des parts de marché dans les secteurs du bas de la chaîne de valeur, et ensuite en saisissant l’occasion unique de vendre plus de produits finis, par exemple téléphones mobiles et ordinateurs, aux consommateurs chinois. L’an dernier, par exemple, les exportations du Viet Nam vers la Chine ont augmenté presque deux fois plus vite que ses exportations totales.

Cependant, puisque la Chine n’absorbe qu’un dixième du total des exportations du Viet Nam, c’est le marché mondial qui offre les meilleures perspectives. Le Traité Trans-Pacifique (TTP) récemment signé pourrait ainsi favoriser une profonde transformation économique.

D’après certaines estimations4, sur les 15 prochaines années ce traité pourrait relever le PIB du Viet Nam de 8 % et ses exportations de 30 %, en termes cumulés.

Comment y parvenir? En stimulant les exportations du Viet Nam vers les grands marchés, tels que les États-Unis et le Japon et en encourageant davantage les flux d’investissements directs étrangers.

Plus généralement, le TTP pourrait insuffler un dynamisme vital aux réformes économiques fort nécessaires, notamment dans le secteur des entreprises publiques. Outre que la montée en puissance de ces réformes permettra au Viet Nam de remplir ses engagements dans le cadre du TTP, elle sera essentielle pour sa prospérité future.

2. La prochaine transformation du Viet Nam

Cela m’amène à mon deuxième thème : la recette pour réussir la prochaine transformation du pays.

Il me semble particulièrement approprié de parler de «recette» dans un pays qui a la meilleure cuisine au monde. Le plat qui a ma préférence est une odorante portion de Phở — tellement emblématique qu’il semble incarner en un seul bol la joie de vivre du Viet Nam.

Quel rapport avec le sujet qui nous occupe? Eh bien, gérer l’économie, c’est un peu comme préparer une parfaite marmite de Phở, avec juste le bon dosage des ingrédients nécessaires.

Et en vérité, le Viet Nam en est maintenant à un point où de nouveaux ingrédients puissants sont nécessaires pour préserver la stabilité macroéconomique et rehausser la croissance et les niveaux de vie de demain.

Oui, la croissance actuelle restera robuste cette année, autour de 6,3 %, mais depuis 2008 elle a été plus lente qu’au cours des vingt précédentes années. Ce qui signifie que le Viet Nam n’est pas parvenu à égaler le rythme de croissance du revenu par habitant qu’ont connu les pays les plus performants d’Asie de l’Est ayant un niveau de développement comparable.

À défaut d’un puissant élan réformateur, le Viet Nam aura beaucoup de mal à faire ce rattrapage.

Pourquoi? Parce que le Viet Nam est en passe de devenir une des sociétés les plus vieillissantes du monde, avec une population d’âge actif qui a déjà commencé à se réduire, en pourcentage du nombre total d’habitants. Cette tendance démographique pourrait être un frein de plus à la croissance.

Une recette fortifiante

Voici donc les quatre nouveaux ingrédients que l’on peut ajouter à la recette.

Premièrement — préserver la stabilité macroéconomique. Cela signifie par exemple : user davantage de la flexibilité du taux de change pour amortir l’impact des chocs exogènes et constituer des réserves internationales.

Cela signifie aussi : établir un nouveau régime de politique monétaire pour une économie qui croît et monte en gamme. Cela pourrait à terme amener les autorités à utiliser l’inflation comme point d’ancrage nominal de la politique monétaire.

Deuxièmement — accroître les recettes de l’État en élargissant l’assiette fiscale. Cela signifie, par exemple, réduire les exonérations et instituer une taxe foncière. Ces mesures aideraient à faire baisser la dette publique5 — actuellement de l’ordre de 60 % du PIB — et permettraient d’élargir la marge de manœuvre budgétaire.

Il faut que les caisses de l’État soient mieux remplies pour accroître les investissements nécessaires dans les infrastructures cruciales — routes, ponts et transports urbains — tout en préservant les dépenses de santé et d’éducation.

Troisièmement — accélérer les réformes bancaires en réglant de front le reliquat de créances improductives. Des réformes juridiques plus vastes sont nécessaires pour apurer ces créances, parallèlement au renforcement des fonds propres des banques viables.

En renforçant les bilans des banques, les dirigeants peuvent promouvoir le développement du crédit de bonne qualité, ce qui aboutit à une croissance économique plus sûre et durable à moyen terme.

Quatrièmement — promouvoir une croissance plus robuste, plus inclusive et plus durable. Autrement dit, accroître la taille du bol pour que les portions de Phở soient plus abondantes, dans l’intérêt de tout le monde.

Un des moyens d’y parvenir consiste à accélérer la restructuration des entreprises publiques, moyennant une réforme de la gouvernance, la cession d’activités accessoires et une plus grande participation des investisseurs privés au capital. Cela aiderait à doper la productivité globale de la main-d’œuvre et la croissance potentielle.

Il ne faut pas oublier que la productivité des sociétés financées par des investissements étrangers est cinq fois supérieure à celle des entreprises publiques et des sociétés privées nationales. Cela explique pourquoi les premières comptent pour 70 % du total des exportations et montre l’ampleur des progrès possibles.

Un autre moyen de rehausser la croissance et le niveau de vie à long terme consiste à encourager davantage l’innovation technologique et l’apprentissage. Cela demande plus d’investissements dans la recherche–développement — domaine dans lequel les dépenses du Viet Nam sont nettement inférieures à celles de ses pairs.

Il faut aussi redoubler d’efforts sur le plan de l’éducation. Parlons clair : le Viet Nam peut s’enorgueillir du fait qu’il se classe bien plus haut que la plupart des pays développés dans les catégories sciences élémentaires, mathématiques et maîtrise de la lecture6. Mais il sera essentiel de développer la formation professionnelle, par exemple, pour mieux aligner les compétences sur les besoins des entreprises. Cela contribuerait aussi à faire baisser le taux relativement élevé du chômage des jeunes7.

De même, le Viet Nam peut être fier de la trajectoire de réduction du taux de pauvreté, qui est tombé de près de 60 % en 1993 à 13,5 %8 aujourd’hui. Cet acquis est remarquable à tous égards. Mais il subsiste des disparités entre zones urbaines et rurales, au sein des villes et des villages et entre les régions9.

Pour réduire la pauvreté et les inégalités de revenu, il faut améliorer les infrastructures et élargir l’accès à l’éducation et aux soins de santé. En fait, des études du FMI démontrent que les pays qui sont parvenus à limiter les inégalités excessives de revenu ont connu une croissance plus rapide et plus durable.

Autre acquis dont le Viet Nam peut être fier : l’écart relativement faible entre les hommes et les femmes, qui a favorisé la croissance et le développement. Mais à mesure que le Viet Nam s’élève sur l’échelle des revenus, il sera important de renforcer davantage l’autonomisation des femmes, en les amenant à entrer en plus grand nombre sur le marché du travail formel et en améliorant leur accès à l’enseignement supérieur10.

3. Votre prochaine transformation

Et quelle peut être votre fonction dans tout cela? Comment pouvez-vous devenir un puissant ingrédient de cette recette de transformation économique?

En commençant par vous transformer vous-mêmes, et le monde autour de vous. Qu’est-ce que cela signifie?

Songez aux formidables avancées technologiques de l’époque que nous vivons, dans les domaines de la robotique, de l’ingénierie génétique, de l’impression 3-D, de l’informatique quantique et de l’intelligence artificielle. Cette semaine, le champion du monde du jeu de Go, inventé il y a plusieurs millénaires, a perdu un match en 5 manches face à un ordinateur qui utilise un processus appelé «apprentissage profond».

Vous vivez dans un monde où la valeur des individus, des entreprises et des institutions se mesure à l’aune de leur créativité et de leur capacité d’innovation. Il faut impérativement posséder une bonne maîtrise des mathématiques, de l’ingénierie, de la finance et, bien entendu, de l’économie. Mais je vous conseillerais aussi d’élargir votre champ d’expérience à d’autres disciplines, telles que la littérature, les arts et les langues étrangères.

Cherchez à mettre à profit l’ensemble de vos compétences pour créer des produits et des services qui retiendront l’attention des consommateurs dans votre pays et à l’étranger. Les applications mobiles, les réseaux sociaux, l’e-commerce, le développement de logiciels et de ludiciels : voilà quelques-uns seulement des secteurs où les entrepreneurs vietnamiens laissent libre cours à leur énergie créative. Vous pouvez trouver votre place, vous aussi.

Vous aurez aussi la possibilité de créer des entreprises solides fondées sur la confiance réciproque et un profond sens moral. Des études récentes11 montrent que les comportements contraires à la déontologie peuvent prendre des proportions endémiques dans n’importe quel secteur d’activité où la concurrence est féroce. Mais, un comportement vertueux est payant à long terme. Vous pouvez contribuer à définir les normes appropriées, pour vous-mêmes et votre collectivité.

Citoyens du monde

Par ailleurs, votre société a besoin de votre engagement au service de l’un des enjeux les plus cruciaux du monde d’aujourd’hui — le changement climatique. Le Viet Nam est exposé à des risques climatiques du fait de la densité de sa population et de sa géographie. Il compte aussi plusieurs grandes conurbations, qui ne cessent de grossir.

En fait, nous allons sans doute assister à une poussée massive et nouvelle de l’urbanisation dans nombre de pays émergents et en développement au cours des 15 prochaines années. Cela pourrait nécessiter, à l’échelle mondiale, des investissements dans les infrastructures totalisant jusqu’à 90.000 milliards de dollars12.

Imaginez la gravité du risque planétaire en cas de dévoiement de ces investissements, à supposer par exemple qu’ils valident l’utilisation d’énergies et d’infrastructures de transports à forte intensité carbonique dans ces mégapoles. Cela pourrait altérer radicalement la qualité de la vie sur notre planète, pour nous tous.

Dans ce domaine comme dans d’autres, vous avez la possibilité de devenir des citoyens du monde. Associez-vous avec vos amis, vos collègues et vos homologues de par le monde pour faire mieux comprendre les enjeux mondiaux.

Connectez-vous au Fonds monétaire international. Beaucoup d’entre vous connaissent la renommée mondiale du FMI comme expert des politiques budgétaires, monétaires et financières. Mais nous travaillons aussi sur des dossiers dits macrocritiques, tels que le changement climatique, la problématique de genre et les inégalités.

Songez à rejoindre le FMI, pour nous aider à répondre aux besoins de nos 188 pays membres en leur apportant le fruit de nos recherches, nos conseils stratégiques et notre assistance technique de terrain. Aidez-nous à promouvoir le bien public mondial de la stabilité économique et financière, la raison d’être du FMI depuis plus de 70 ans.

Conclusion

Permettez-moi de conclure.

Je vois assemblés ici les futurs dirigeants et chefs d’entreprise du Viet Nam. Je vois une génération qui aura l’occasion unique de mener la prochaine transformation de son pays. Quelle perspective passionnante! Mais aussi quelle énorme responsabilité!

Que faites-vous lorsque vous songez à votre avenir? Pendant les fêtes du Tết, beaucoup d’étudiants — dont certains d’entre vous — se rendent au Temple de la littérature Văn Miếu, où des calligraphes retranscrivent leurs souhaits en superbes caractères Hán.

Mon souhait, cette année — et pour les trente prochaines années — est que vous parveniez à mettre au point une recette puissante pour vous transformer vous-mêmes, pour transformer le Viet Nam et le monde.

Je vous remercie de votre attention — Cảm ơn


1 Nên thầy nên thợ bởi có học.

2 FMI, Perspectives économiques régionales, Asia and Pacific : Stabilizing and Outperforming Other Regions, avril 2015.

3 Rapport à paraître : China and the CLMV: Integration, Evolution, and Implications.

4 The Peterson Institute, WP 16-2 The Economic Effects of the Trans-Pacific Partnership: New Estimates,  janvier 2016.

5 En 2015, la dette publique était de l’ordre de 60 % du PIB, contre environ 40 % en 2008.

6 Dernière enquête du Programme for International Student Assessment (PISA) de l’OCDE sur les enfants de 15 ans.

7 Taux de chômage des jeunes : 7¼ %, contre un taux global de 2½ %.

8 Données de 2014, derniers chiffres disponibles. [Le passage du taux en dessous de 14 % est jugé important par les autorités.]

9 Par exemple, les deux tiers des habitants qui appartiennent aux groupes ethniques minoritaires sont pauvres et vivent souvent dans des contrées difficiles d’accès.

10 Par exemple, les femmes représentent seulement 40 % des titulaires de doctorats.

11 Rotterdam School of Management, Erasmus University : étude de Desmet, P.T.M., Hoogervorst, N. & Dijke, M.H. van : Prophets vs. profits: How market competition influences leaders’ disciplining behavior of ethical transgressions.

12 Global Commission on the Economy and Climate (GCEC), 2014, Better Growth, Better Climate: The New Climate Economy Report (Washington); blog de Nicholas Stern.

DÉPARTEMENT DE LA COMMUNICATION DU FMI

Relations avec les médias
Courriel : media@imf.org
Téléphone : 202-623-7100