5 min (1403 words) Read

La pandémie et la guerre ont engendré de nouveaux défis pour les banques centrales qui occuperont les années à venir

La flambée d’inflation mondiale, qui a brusquement mis fin à des décennies de hausses de prix modérées, survient à la croisée exceptionnelle de crises : la pandémie mondiale et l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

Les économistes doivent aujourd’hui se demander quels sont les enseignements à tirer de cette période pour la politique monétaire ? Pour commencer, voyons les enseignements de la pandémie et de la guerre applicables à la politique monétaire, même si le monde finira par revenir à une situation de taux d’intérêt et d’inflation faibles. La plupart des économistes n’ont pas vu venir la poussée inflationniste : nous devons en comprendre les raisons, ainsi que les futurs changements à apporter éventuellement à la politique monétaire.

Mais un certain nombre d’effets de ces crises — forte inflation, perturbations des chaînes d’approvisionnement, intensification des barrières commerciales — pourraient subsister beaucoup plus longtemps, voire s’aggraver, risquant de mettre en péril la stabilité macroéconomique dans le monde, en particulier dans les pays émergents. Comment éviter cela ? 

Prendre en compte la poussée inflationniste

La flambée des prix a été une surprise par rapport aux dispositifs d’action publique précédant la crise, en particulier dans les pays avancés. Selon des données empiriques, l’inflation n’a augmenté que légèrement lorsque le chômage a baissé, ce qui correspond à une courbe de Phillips très plate. Ces données ont été renforcées par la tendance de l’inflation avant la pandémie, restée modérée alors même que la relance monétaire faisait chuter le taux de chômage à des niveaux très bas.

Toutefois, ces modèles qui intègrent une faible pente de la courbe de Phillips n’ont pas réussi à expliquer la flambée des prix liée à la pandémie. La plupart des prévisions d’inflation à partir de ces modèles, y compris la nôtre au FMI, ont considérablement sous-estimé l’inflation.

Bien qu’une inflation élevée traduise en partie une évolution inhabituelle, un certain nombre d’erreurs de prévision peuvent sans doute s’expliquer par notre mauvaise compréhension de la courbe de Phillips et de la situation de l’offre dans l’économie. 

Même si la courbe de Phillips normale relie l’inflation à l’écart de taux de chômage, la reprise rapide de l’emploi peut avoir joué un rôle significatif dans la progression de l’inflation, laissant entendre que les « effets de vitesse » ont davantage d’importance que ce que l’on pensait. Il se peut également que la pente de la courbe de Phillips présente des non-linéarités prononcées : les pressions sur les prix et les salaires dues à la baisse du chômage deviennent plus aigües lorsque l’économie est en surchauffe que lorsqu’elle est en dessous du plein emploi. Enfin, pendant la reprise — lorsqu’en raison des contraintes liées à l’offre et à la demande de services, les considérables mesures de relance ont fortement pesé sur les biens —, la flambée des prix des biens semble indiquer l’importance des contraintes de capacité au niveau sectoriel, ainsi qu’au niveau global. 

Les risques d’inflation liés à une économie en surchauffe pourraient être beaucoup plus prononcés que nous ne le pensions.
Enseignements pour la politique monétaire

Ces réflexions nous indiquent notamment que nous avons besoin de meilleurs modèles de l’offre globale, qui tiennent compte des enseignements de la pandémie. Nous serons ainsi mieux en mesure, par exemple, d’élaborer des modèles sectoriels qui font la distinction entre biens et services et intègrent les contraintes de capacité sectorielles pour contribuer à expliquer les effets de vitesse et les non-linéarités tant au niveau sectoriel que global. 

Mais il nous faudrait également réexaminer les principes d’action largement répandus avant la pandémie et fondés sur une courbe de Phillips plate.

Selon l’un de ces principes, un taux de chômage bien inférieur à son taux naturel était acceptable, voire souhaitable. Une économie en surchauffe semblait être une bonne chose pour les États-Unis et d’autres pays avancés avant la pandémie. Le chômage a chuté à des niveaux historiquement bas, y compris pour les travailleurs défavorisés, tandis que l’inflation est restée inférieure à la cible.

Mais les risques d’inflation liés à une économie en surchauffe pourraient être beaucoup plus prononcés que nous ne le pensions.

La pandémie a également mis en lumière les difficultés à mesurer le ralentissement économique. Une erreur de mesure n’est pas un problème grave si la courbe de Phillips est plate, mais elle le devient si la courbe est non linéaire lorsque le chômage tombe en dessous d’un taux naturel très incertain. Dans une telle situation, les décideurs peuvent involontairement faire baisser le chômage en dessous de leur estimation (trop optimiste) du taux naturel et alimenter une poussée inflationniste, comme cela s’est sans doute produit pendant la grande inflation des années 70. En outre, la pandémie semble indiquer qu’avec une économie en surchauffe, il est plus probable que des secteurs clés se heurtent à des contraintes de capacité, engendrant alors des pressions inflationnistes qui risquent de se généraliser.

Une économie en surchauffe peut toujours être souhaitable dans certaines circonstances, mais les décideurs doivent être plus attentifs aux risques et faire attention à ne pas exagérer les mesures de relance. 

Selon un autre principe datant d’avant la pandémie, les grandes banques centrales pourraient se servir de leur crédibilité pour « observer sans agir » des chocs temporaires liés à l’offre, tels qu’une hausse des prix du pétrole, en supposant que l’inflation serait transitoire. Les taux directeurs s’ajusteraient en réaction aux effets de second tour, autrement dit aux effets plus persistants sur l’inflation. Mais, selon les estimations, ces effets seraient généralement faibles, de sorte que les décideurs n’auraient pas besoin de procéder à de forts ajustements, même face à de graves chocs, ce qui correspond aux arbitrages favorables entre inflation et emploi.

La pandémie a démontré que les chocs liés à l’offre peuvent avoir des effets inflationnistes considérables et persistants, à une vitesse surprenante. De fortes pressions à la hausse sur les prix dans un certain nombre de secteurs risquent de se propager par le biais des chaînes d’approvisionnement, et jusqu’aux salaires, ou avoir une incidence sur les anticipations d’inflation, influençant la fixation des prix ou des salaires. 

En conséquence, les banques centrales devraient réagir plus vigoureusement dans certaines situations. Les conditions initiales ont probablement leur importance : observer sans agir un choc temporaire peut être problématique si l’inflation est déjà élevée, car des chocs supplémentaires sont plus susceptibles de désancrer les anticipations de prix. Les banques centrales pourraient également devoir adopter des mesures plus agressives dans une économie forte où les producteurs peuvent facilement répercuter la hausse des coûts et où les travailleurs sont moins disposés à accepter des baisses de salaires réels. Elles pourraient encore devoir réagir davantage si les chocs sont généralisés plutôt que concentrés sur des secteurs particuliers.

Risque de persistance

Les enseignements sur la courbe de Phillips et les principes d’action fondés sur une courbe plate s’appliqueraient même dans un contexte antérieur à la pandémie, où les taux d’intérêt et l’inflation étaient généralement faibles et où les problèmes liés à l’offre se dissipaient. Mais il se peut aussi que l’inflation soit beaucoup plus persistante et désancre les anticipations, et que les perturbations des chaînes d’approvisionnement mondiales et des échanges ouverts soient de nature plus chronique.

L’un des principaux risques est un désancrage des anticipations d’inflation provoqué par une inflation élevée. Les arbitrages de la politique monétaire deviendraient plus complexes, car à la fois les dépréciations monétaires et les chocs liés à l’offre auraient des effets inflationnistes beaucoup plus persistants. Des relèvements plus prononcés des taux d’intérêt pour contenir l’inflation entraîneraient des contractions plus fortes de la production. Les considérables mesures précoces de resserrement de la politique monétaire prises par plusieurs banques centrales au cours de l’année écoulée ont contribué à atténuer ces risques de désancrage. Les banquiers centraux devraient toutefois rester vigilants. 

La situation se compliquerait également pour les banques centrales si les chocs liés à l’offre s’enracinaient plus profondément, ce qui pourrait arriver si les pays décidaient de réduire les risques de perturbations des chaînes d’approvisionnement en dressant des barrières commerciales. Les pays seraient alors exposés à une plus grande volatilité des chocs liés à l’offre, ce qui compliquerait les arbitrages de la politique monétaire et entraverait la stabilisation de l’économie.

Les banques centrales des pays émergents seraient particulièrement touchées par une fragmentation plus prononcée des échanges et par un désancrage des anticipations d’inflation. Ces pays sont déjà plus vulnérables aux chocs externes et pourraient être confrontés à des arbitrages plus difficiles de leur politique monétaire.

En principe, la pandémie et la guerre pourraient également avoir des effets durables sur la situation de la demande dans l’économie en influençant le taux d’intérêt réel d’équilibre (taux auquel, à long terme, l’économie atteint son potentiel de production sans subir d’inflation). Elles pourraient avoir un impact notamment sur les inégalités, la démographie, la productivité, la demande d’actifs à faible risque, ainsi que l’investissement et l’endettement publics. La pandémie et la guerre pourraient, par exemple, continuer de faire baisser le taux d’équilibre en augmentant la demande d’actifs à faible risque et en creusant les inégalités. 

Dans l’ensemble, ces effets ne seront sans doute pas particulièrement prononcés et, en conséquence, le taux d’équilibre devrait rester bas, même s’il reste une incertitude quant à son niveau réel. En outre, une réorientation durable vers des dépenses qui creusent le déficit ou un fort rattrapage des investissements climatiques pourraient nettement stimuler ce taux d’équilibre.

Incidences sur les actions des pouvoirs publics

La pandémie et la guerre ont continué de mettre à l’épreuve les banques centrales. Celles des pays avancés s’étaient attachées ces dernières années à prendre des mesures de relance suffisantes pour favoriser la croissance et encourager une faible inflation. Il s’agissait de fournir la puissance de feu nécessaire grâce à des taux d’intérêt proches de zéro lorsque l’inflation semblait vouée à rester trop faible.

Or, ces crises démontrent aux banques centrales que gérer les risques signifie tenir compte d’une inflation trop faible ou trop élevée — et de la possibilité d’une aggravation des tensions entre les objectifs de stabilité des prix et d’emploi ou de croissance. La pandémie a également montré comment la relation entre le chômage et l’inflation, intégrée dans la courbe de Phillips, peut ne pas être plate lorsque l’économie est forte — et que des chocs, tels qu’une hausse des prix de l’énergie, peuvent avoir des effets différents selon qu’ils se produisent en périodes fastes ou en périodes plus moroses.

En conséquence, face au risque plus tangible d’une inflation rapide, il est indispensable de revoir la solidité des stratégies qui consistent à mettre l’économie en surchauffe et à considérer les chocs liés à l’offre comme temporaires. Ces stratégies présentent des avantages, mais accentuent également les risques pour la stabilité des prix.

Au-delà de ces enseignements, il y a les craintes de voir la pandémie et la guerre entraîner des chocs liés à l’offre plus prononcés et des anticipations d’inflation moins ancrées. Ces risques sont les plus marqués pour les pays émergents, en particulier ceux qui sont fortement endettés. Mais, face à l’inflation la plus rapide depuis des décennies, les banques centrales des pays avancés sont également confrontées à des risques considérables, et c’est pourquoi elles doivent garder le cap et maintenir des taux directeurs restrictifs jusqu’à ce qu’elles voient des signes durables de retour de l’inflation à sa cible. Nous ne pouvons pas avoir une croissance économique soutenue sans rétablir la stabilité des prix.

Même si les banques centrales doivent mener la lutte contre l’inflation, d’autres mesures peuvent aider. La politique budgétaire devrait jouer un rôle, s’appuyant sur une aide ciblée sur les plus vulnérables qui ne stimule pas l’économie. Les décideurs doivent faire avancer le programme de lutte contre le changement climatique pour préserver la stabilité économique et financière. Enfin, les mesures qui visent à réduire les risques de fragmentation du commerce mondial limiteront les risques de chocs liés à l’offre et contribueront à stimuler la production potentielle mondiale.

GITA GOPINATH est première directrice générale adjointe du FMI.

Les opinions exprimées dans la revue n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement la politique du FMI.