5 min (1403 words) Read

De nouveaux modèles économiques peuvent aider les responsables politiques à mieux comprendre les effets de leurs mesures visant à maîtriser l’inflation

La situation actuelle en matière d’inflation échappe en grande partie à la compréhension. Pourquoi certains ménages sont-ils fortement pénalisés par l’inflation alors que d’autres en ressentent à peine les effets et peuvent même en tirer parti ? En quoi l’excès d’épargne et les aides publiques qui ont découlé de la pandémie influent-ils sur la lutte contre l’inflation ? Quel a été le degré d’importance des chocs d’approvisionnement liés à la pandémie et de l’invasion de l’Ukraine par la Russie ?

Les objectifs changeants de la politique monétaire nuisent encore davantage à notre compréhension de l’inflation. Depuis longtemps, la politique monétaire privilégie la maîtrise de l’inflation par la stabilisation de la demande globale. Dernièrement, les banques centrales ont toutefois élargi leurs objectifs pour prendre en compte la stabilité financière, les risques climatiques et géopolitiques, et la cohésion sociale.

Les modèles macroéconomiques jouent un rôle essentiel pour démêler cette complexité. Les modèles aident les dirigeants politiques à interpréter les observations empiriques concernant l’état de l’économie, laissent entrevoir comment différents cadres d’action se répercuteront sur leurs objectifs et, à terme, éclairent les décisions des pouvoirs publics. Les modèles quantitatifs évaluent la puissance de différents mécanismes à l’œuvre et contribuent ainsi à analyser les arbitrages entre des objectifs concurrents.

Cependant, les modèles traditionnels font abstraction des inégalités de revenu et de richesse et supposent que ce qui est bon pour le consommateur type, tel que défini par les modèles, doit être bon pour l’ensemble de l’économie.

Une nouvelle catégorie de modèles quantitatifs est particulièrement adaptée pour orienter les responsables de banque centrale sur ce territoire inexploré de la politique monétaire, où la répartition des richesses et des revenus est un élément central. Connus sous le nom de modèles HANK, ils associent des modèles à agents hétérogènes (le principal cadre d’analyse de la répartition des revenus et des richesses utilisé par les macroéconomistes) à des modèles néo-keynésiens (le cadre de base d’analyse de la politique monétaire et des variations de la demande globale).

Les modèles HANK livrent de nouveaux enseignements sur la redistribution et les effets hétérogènes de la politique monétaire et apportent un nouvel éclairage sur les objectifs traditionnels des banques centrales que sont la maîtrise de l’inflation et la stabilisation de la production. Voici quatre enseignements généraux, et certaines réflexions préliminaires, sur la manière dont les modèles HANK peuvent nous permettre de mieux comprendre notre contexte actuel d’inflation élevée.

Premier enseignement : Prévoir les effets indirects des politiques

Les modèles HANK nous ont appris comment la politique monétaire influe sur les dépenses de consommation des ménages, directement et indirectement. Les circuits directs sont ceux qui peuvent être directement imputés à une évolution des taux directeurs à court terme, par exemple les décisions des consommateurs de différer des achats en cas de hausse des taux d’intérêt. Les circuits indirects découlent de l’impact du taux directeur sur les autres taux d’intérêt (comme les taux obligataires et hypothécaires à long terme), sur les prix des actifs (par exemple les logements et les actions) et sur les dividendes, les salaires et les impôts et transferts publics.

L’ampleur relative des circuits indirects par rapport aux circuits directs dépend essentiellement de la propension marginale globale à consommer, qui mesure la part de l’augmentation des revenus d’un ménage qui est dépensée et celle qui est épargnée. Dans les modèles traditionnels, qui tentent de prévoir l’incidence de la politique monétaire sur le consommateur type, la propension marginale à consommer est faible, si bien que les circuits indirects sont négligeables. En revanche, les modèles HANK sont construits pour être en phase avec les données empiriques sur le comportement de consommation et d’épargne. Leur propension marginale globale à consommer est environ dix fois plus importante, de sorte que les divers effets indirects sont prépondérants dans le mécanisme de transmission.

Qu’est-ce que cela implique pour la politique monétaire ? À travers le prisme des modèles plus anciens, tout ce dont un responsable de banque centrale a besoin pour prévoir le comportement de consommation général est une estimation d’un paramètre, la propension des consommateurs à différer leurs achats en cas de hausse des taux d’intérêt (« l’élasticité de substitution intertemporelle »). Avec les modèles HANK, les banques centrales ont au contraire besoin d’informations beaucoup plus rigoureuses sur les ménages dans l’économie. Elles doivent avoir une vision globale de la répartition de la propension marginale à consommer, des sources de revenu et des composantes de la situation financière des ménages. En outre, compte tenu de l’importance des circuits indirects, la transmission de la politique monétaire est assurée par l’ensemble des mécanismes qui contribuent à la formation des prix sur les marchés des biens, des intrants, du crédit, du logement et financiers. C’est pourquoi les banques centrales doivent avoir une connaissance approfondie des structures et frictions des marchés ainsi que des institutions qui jouent un rôle de premier plan dans cet environnement, comme les administrations locales, les syndicats et les organismes de réglementation.

Deuxième enseignement : Certains bateaux sont soulevés plus haut, mais d’autres coulent

Selon la conception traditionnelle de la politique monétaire, « une marée montante soulève tous les bateaux ». Les modèles HANK montrent qu’il s’agit d’une idée fausse.

De nombreux canaux de transmission de la politique monétaire ont des effets variés, et parfois opposés, sur différents ménages. Par exemple, l’impact direct des variations des taux d’intérêt dépend de la situation financière des ménages : les baisses des taux profitent aux débiteurs, dont les paiements d’intérêts diminuent (à l’instar des ménages qui ont contracté un prêt hypothécaire à taux variable), et pénalisent les épargnants, dont les revenus d’intérêts baissent. La politique monétaire a aussi des effets hétérogènes à travers son incidence sur l’inflation. Premièrement, l’inflation est avantageuse pour les ménages ayant une dette nominale élevée qui est réévaluée à la baisse. Deuxièmement, les prix augmentent davantage pour certains biens que pour d’autres, et différents ménages consomment ces biens dans des proportions inégales. Enfin, les effets indirects de la politique monétaire sur le revenu disponible des ménages sont inégaux puisque certains ménages sont plus exposés que d’autres aux fluctuations de l’activité économique globale.

Dans les modèles HANK, ces circuits de redistribution sont non seulement indispensables pour connaître les gagnants et les perdants de la politique monétaire, mais ils se situent aussi au cœur du fonctionnement de la politique monétaire, dans le sens où la redistribution détermine son impact quantitatif sur les agrégats macroéconomiques. Dans la mesure où les circuits décrits ci-dessus assurent une redistribution entre les ménages qui ont une faible propension marginale à consommer et ceux qui en ont une forte (entre ceux qui épargnent et ceux qui dépensent), l’impact macroéconomique de la politique monétaire est amplifié. Ces effets de redistribution varieront aussi d’un pays à l’autre. Par exemple, ils seront probablement plus prononcés dans les pays qui enregistrent un taux de pauvreté élevé ou de grandes inégalités, ce qui se traduit aussi par une transmission de la politique monétaire différente entre les pays avancés et les pays à faible revenu et à revenu intermédiaire. Les modèles HANK nous obligent à nous débarrasser de l’idée fausse selon laquelle il est possible de dissocier de manière bien nette la stabilisation et la redistribution.

Troisième enseignement : L’empreinte budgétaire est importante

Une autre idée fausse largement répandue veut que la politique monétaire puisse être totalement dissociée de la politique budgétaire.

En tenant compte des inégalités de revenu et de richesse, les modèles HANK recréent un lien solide entre les deux, en montrant comment la politique monétaire laisse une grande « empreinte budgétaire ». Lorsque la banque centrale relève les taux d’intérêt, les coûts d’emprunt du Trésor s’accroissent, et cette hausse doit être financée en augmentant les impôts ou en réduisant les dépenses, aujourd’hui ou demain, ou via l’inflation future. Dans les modèles HANK, les données concernant les modalités et la date du comblement de cette insuffisance des ressources publiques par l’État, ainsi que le profil des ménages qui en supportent le poids, influent considérablement sur les effets globaux des relèvements des taux d’intérêt.

L’empreinte budgétaire de la politique monétaire est donc à l’origine d’une redistribution supplémentaire, ce qui par la suite amplifie ou atténue le choc, suivant que les ressources sont transférées de ceux qui épargnent vers ceux qui dépensent, ou inversement. De fait, les banques centrales et les Trésors sont inextricablement liés. Plus l’État a de dettes et plus leur échéance est rapprochée, plus l’empreinte budgétaire est grande.

Plus généralement, les modèles HANK sont aussi un cadre naturel d’analyse des effets de la politique budgétaire sur l’efficience globale de la production, le niveau d’assurance sociale et l’ampleur de la redistribution entre les ménages.

Quatrième enseignement : L’outil adéquat pour la redistribution

Qu’en est-il concrètement de la politique monétaire ?

Les études portant sur la politique monétaire et budgétaire optimale dans les modèles HANK conviennent que les effets positifs de la stabilisation globale sont dérisoires par rapport à ceux d’une atténuation directe des difficultés. Les politiques optimales dans les modèles HANK privilégient presque toujours une redistribution au profit des ménages précaires durant les ralentissements économiques.

On pourrait être tenté d’interpréter cela comme une validation du recours à la politique monétaire pour partager la prospérité et amoindrir les problèmes. Or la politique monétaire est un instrument rudimentaire de redistribution ou d’assurance. Il ressort des modèles HANK que la politique budgétaire est probablement mieux adaptée pour accomplir cette tâche puisqu’elle peut être ciblée plus précisément sur les personnes qui ont besoin d’aide.

L’actuelle poussée d’inflation

L’épisode d’inflation que nous connaissons est un bon exemple pour voir à quel niveau les modèles HANK peuvent être utiles pour l’analyse macroéconomique et les recommandations.

Les modèles HANK montrent qu’un choc macroéconomique a un impact plus prononcé sur les dépenses globales lorsque la propension marginale à consommer des individus et leur exposition au choc sont plus fortement corrélées. Dans l’environnement économique actuel, cela signifie qu’il est indispensable de connaître les effets de l’inflation sur la redistribution entre les ménages pour évaluer ses conséquences globales. Les ménages consomment différents ensembles de biens et services, si bien que certains sont plus sensibles que d’autres à l’inflation. Par exemple, les familles pauvres qui consacrent une plus grande part de leurs revenus aux achats de produits de première nécessité comme l’énergie sont particulièrement pénalisées dans l’épisode actuel. Les emprunteurs sont gagnants, car le montant réel de leur dette diminue. À l’inverse, les ménages qui disposent de liquidités ou d’une épargne liquide en abondance sont perdants. Les travailleurs dont la rémunération est relativement flexible (en raison de primes et de commissions, par exemple) peuvent limiter leur perte de pouvoir d’achat. En revanche, ceux dont les salaires nominaux ne sont pas souvent négociés, ou ceux qui perçoivent le salaire minimum, verront leur rémunération réelle diminuer.

Le niveau de l’épargne des ménages, qui joue sur l’incidence d’une variation des taux d’intérêt sur la consommation, est déterminant. Il en va de même de la répartition de l’épargne au sein de la population et de la corrélation avec la propension des ménages à dépenser. À titre d’exemple, l’excédent d’épargne qui a découlé des restrictions à la consommation pour cause de pandémie (la baisse des dépenses consacrées aux voyages et aux repas au restaurant, par exemple) est en grande partie détenu par les personnes fortunées et est donc dépensé à un rythme très lent. A contrario, l’excédent d’épargne accumulé du fait des vastes programmes de transferts publics en 2020 et 2021 est détenu pour l’essentiel par des ménages à faibles revenus et est dépensé à un rythme beaucoup plus rapide. Un rythme soutenu de dépenses soutient la demande globale et fait obstacle aux efforts déployés par une banque centrale pour maîtriser l’inflation.

Enfin, une analyse approfondie des effets de l’actuelle poussée d’inflation sur la prospérité ne saurait faire abstraction de ses causes. Il n’est pas encore possible de se prononcer sur l’importance relative des chocs d’approvisionnement (imputables à la pandémie de COVID-19 et à la guerre en Ukraine), sur la vaste relance budgétaire en 2020 et 2021 et sur la politique monétaire accommodante durant les dix années qui ont suivi la récession la plus récente. Chacun de ces facteurs comportait des éléments de redistribution et a eu des effets hétérogènes qui ne peuvent être compris en s’appuyant sur les seuls modèles traditionnels. L’exploitation des modèles HANK nous aidera à appréhender l’ensemble des effets de cet épisode de l’histoire monétaire.

GREG KAPLAN est professeur au département d’économie Kenneth C. Griffin de l’Université de Chicago.

BENJAMIN MOLL est professeur d’économie à la London School of Economics and Political Science.

GIOVANNI VIOLANTEest professeur d’économie à l’Université de Princeton, titulaire de la chaire Theodore A. Wells ’29.

Lectures recommandées :

Auclert, A. 2019. “Monetary Policy and the Redistribution Channel.” American Economic Review 109 (6): 2333–367.

Kaplan, G., and G. Violante. 2018. “Microeconomic Heterogeneity and Macroeconomic Shocks.” Journal of Economic Perspectives 32 (3): 167–94.

Kaplan, G., B. Moll, and G. Violante. 2018. “Monetary Policy According to HANK.” American Economic Review 18 (3): 697–743.

Moll, B. 2020. “The Rich Interactions between Inequality and the Macroeconomy.” Economic Dynamics Research Agenda 21 (2).

Violante, G. 2021. “What Have We Learned from HANK Models, thus Far?” Proceedings of the ECB Forum on Central Banking, September 28–29 (held online).

Les opinions exprimées dans la revue n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement la politique du FMI.