À la tête du ministère indien des Statistiques, Saurabh Garg explique sa manière d’aborder les défis d’échelle liés à la demande croissante de données en temps réel
Le système statistique indien est un des plus importants au monde. Au service d’une population diverse comptant plus de 1,4 milliard d’individus, il emploie quelque 5 000 personnes à temps plein au niveau central et plus de 6 000 enquêteurs de terrain et de superviseurs pour ses enquêtes de grande envergure qui couvrent les 28 États et 8 territoires de la Fédération.
Saurabh Garg, qui avait développé l’usage d’Aadhaar — un système innovant d’identité numérique — quand il dirigeait la Unique Identification Authority India, est aujourd’hui le fer de lance de la réforme du système statistique indien en tant que secrétaire du ministère des Statistiques et de la Mise en œuvre des programmes. Il s’est entretenu avec Srikanth Srinivas, l’un des rédacteurs de Finances & Développement, sur la façon dont la technologie et les multiples strates de l’infrastructure numérique publique indienne transforment le travail des statisticiens et sur les défis à venir.
F&D : À l’ère de l’IA, des données de masse et de l’apprentissage automatique, comment l’Inde tire-t-elle parti de ces progrès dans la collecte et l’analyse des statistiques nationales ?
SG : Tout d’abord, en ce qui concerne la collecte de données, nous continuons de faire du porte-à-porte, auprès des ménages et des entreprises, mais les informations sont saisies sur une tablette. S’agissant de la tablette elle-même, nous travaillons à l’ajout d’agents conversationnels intelligents : si l’enquêteur a une question, le robot y répond immédiatement. Toutes les données saisies sont téléversées directement sur un portail général appelé e‑SIGMA, ce qui facilite le traitement des données. Nous mettons également la technologie à profit pour rendre notre site Internet plus intuitif et nous avons lancé une application mobile. Il y a davantage d’infographies et les données peuvent être téléchargées directement. Nous avons mis au point des vidéos de formation à l’intention des chercheurs, des étudiants, des responsables de l’élaboration des politiques et d’autres parties prenantes ; on y apprend comment accéder aux données au niveau de chaque unité statistique.
F&D : Un plus grand nombre de statistiques sont produites en dehors du système national, faisant en quelque sorte concurrence aux statistiques officielles. Comment abordez-vous cette évolution ?
SG : Le principal objectif des statistiques produites par le système national est d’informer les responsables de l’élaboration des politiques dans l’intérêt général. Les décideurs s’appuient sur des statistiques officielles telles que le PIB, l’inflation ou les données d’enquêtes. D’autres données et des indicateurs à haute fréquence sont disponibles de plus en plus facilement et fournissent un éclairage supplémentaire sur la situation socioéconomique, selon un angle différent. Nous réfléchissons aux moyens d’intégrer dans les statistiques officielles les données numérisées, les données mobiles, les données satellitaires, les données du commerce électronique et d’autres provenances. Les statistiques officielles conservent néanmoins toute leur pertinence : elles se fondent sur des méthodes et des normes scientifiques rigoureuses qui permettent des comparaisons à l’échelle internationale. Elles font l’objet de contrôles de qualité approfondis qui en garantissent l’exactitude, la fiabilité et la comparabilité dans le temps, rehaussant leur crédibilité.
F&D : De nombreux organismes participent à la collecte, à la classification, au stockage et au traitement des données. Comment sont harmonisées les différentes méthodologies ?
SG : Nous cherchons à ce que les données provenant d’autres ministères et départements soient lisibles par une machine, pour que les utilisateurs puissent regrouper, combiner et comparer différents ensembles de données. C’est une de nos priorités. Nous avons défini un certain nombre de lignes directrices. En premier lieu, nous avons établi un registre de tous les ensembles de données publiques disponibles, classés par ordre d’importance. Deuxièmement, nous avons mis au point une structure de métadonnées nationale que nous partageons avec l’ensemble des ministères. Troisièmement, nous nous sommes penchés sur les systèmes de classification internationaux et sur ceux dont nous disposons au plan national. Nous veillons à ce que les données répondent à des définitions reconnues internationalement, et donc comparables entre elles. Quatrièmement, nous avons réfléchi à des identifiants uniques pour les organisations et les zones géographiques. Chaque organisme doit utiliser son propre identifiant ; de cette manière, les différents ensembles de données peuvent être lus par tous. Enfin, nous avons mis en place une méthode de correction des écarts entre différentes séries de données administratives.
F&D : Cette année, les Nations Unies ont révisé le Système de comptabilité nationale (SCN). L’Inde est-elle prête ? Ses données relatives aux dépenses seront-elles de meilleure qualité ?
SG : Le nouveau SCN arrive à un moment opportun. Nous sommes en train de changer l’année de référence de nos comptes nationaux et d’intégrer les modifications dictées par le SCN 2025 dans notre méthodologie rebasée et nos nouvelles directives, qui devraient être prêtes d’ici deux ou trois ans. Depuis quelques années, nous publions différents comptes sectoriels chaque année. Cette année, par exemple, c’est au tour des comptes de la forêt et de l’eau. Nous intégrons les changements qui ont été proposés.
En ce qui concerne la production, nos données sont extrêmement fiables. Je ne le répéterai jamais assez. La dernière fois que nous nous sommes lancés dans un exercice de rebasage, il y a une dizaine d’années, nous n’avions pas de données concernant la taxe sur les produits et services, qui ont trait aux dépenses. Nous disposons à présent de ces données, qui nous permettront des estimations plus détaillées dans le PIB rebasé. Un ensemble robuste de données relatives à la production s’accompagnera d’un ensemble équivalent de données sur la consommation. De manière générale, les comptes seront ainsi plus précis.
F&D : Qu’en est-il des ressources ? L’Inde rencontre-t-elle des difficultés de ce côté-là ?
SG : Les ressources sont à la fois financières et humaines. Nous n’avons pas de problèmes budgétaires. Nous n’avons pas besoin d’énormément d’argent, car notre activité demande davantage de main-d’œuvre que de capitaux. Une fois l’infrastructure informatique en place, les coûts de maintenance et d’exploitation sont gérables.
En ce qui concerne les ressources humaines, nous distinguons trois niveaux. Au sommet se trouve l’Indian Statistical Service, dont les agents sont extrêmement qualifiés et recrutés dans certains des plus prestigieux établissements du pays. Le perfectionnement des compétences est permanent. Le deuxième groupe est celui des superviseurs sur le terrain. Nous avons la chance d’avoir des collaborateurs de qualité formés aux statistiques ou aux mathématiques ; ils représentent un pourcentage important de nos effectifs.
Le troisième groupe de collaborateurs se compose d’agents recenseurs ; ce sont eux qui réalisent les enquêtes en porte-à-porte. Ils suivent une formation intensive. Nous encourageons tous nos agents à se servir de la plateforme Karmayogi : accessible depuis tous les niveaux de l’administration, elle permet un renforcement des compétences dans d’autres domaines, comme la communication.
F&D : L’emploi intéresse tout le monde. Le ministère s’efforce-t-il d’augmenter la fréquence des enquêtes sur ce sujet ?
SG : Jusqu’à l’année dernière, nous publiions une enquête annuelle sur la main-d’œuvre, et des mises à jour trimestrielles, mais qui ne couvraient que les zones urbaines. Depuis janvier 2025, nous produisons également un rapport mensuel concernant à la fois les zones urbaines et les zones rurales. Nous établissons aussi un rapport trimestriel plus détaillé sur les secteurs et les types d’emplois. Nous avons quasiment doublé la taille de l’échantillon, ce qui a permis d’affiner la granularité des données. Nous avons introduit de nouvelles questions sur la situation professionnelle, le niveau d’études, la formation et les qualifications, ainsi que sur les établissements dans lesquels les répondants ont obtenu leurs diplômes ou certifications.
F&D : Quels défis doivent relever les statisticiens indiens dans un contexte de complexité croissante de l’économie ?
SG : Disposer de données au niveau fédéral ou des États n’est pas suffisant. Nous en avons besoin aussi au niveau des districts voire des sous-districts et des villages, ce qui nécessite de travailler avec des échantillons de taille plus importante et, du fait de la granularité recherchée, d’accepter une marge d’erreur également plus importante. Il faut aussi des effectifs en conséquence, des financements, etc. Voilà un premier ensemble de défis.
Le deuxième défi concerne la fréquence. Les gens ne veulent pas attendre un an pour avoir des données. Ni même un mois. Comment réduire le délai entre la collecte des données et leur diffusion ? Cette question soulève son lot de difficultés.
Le troisième défi est de veiller à ce que la population et les organisations continuent de coopérer à la collecte de données. À l’ère des réseaux sociaux, comment s’assurer que les gens restent disposés à communiquer leurs données sans crainte pour le respect de leur vie privée, tout en garantissant que les données seront crédibles et vérifiables ?
F&D : Comment protégez-vous les statistiques officielles des influences politiques et préservez-vous leur intégrité ?
SG : La confiance dans les systèmes statistiques officiels dépend en grande partie du respect des valeurs et principes fondamentaux qui régissent ces systèmes. En 2016, l’Inde a adopté les Principes fondamentaux de la statistique officielle des Nations Unies, qui mettent l’accent sur l’indépendance et la responsabilité professionnelles des organismes statistiques. Le ministère souscrit à ces principes, garants de pratiques professionnelles et impartiales, fondées sur des méthodes scientifiques et des normes établies.
Nous consultons aussi régulièrement les parties prenantes pour recueillir un plus grand nombre d’avis sur des questions d’ordre technique. Nous organisons des conférences pour permettre aux utilisateurs de mieux comprendre nos données et améliorer notre propre compréhension de leurs besoins et attentes. L’Office statistique national publie une documentation détaillée sur ses grandes enquêtes par sondage, afin qu’elles puissent faire l’objet d’examens indépendants. En veillant à la participation et à l’information des parties prenantes et des utilisateurs des données, nous garantissons la production de statistiques transparentes à même de répondre aux besoins de ceux qui s’en servent pour prendre des décisions.
Cet entretien a été révisé dans un souci de concision et de clarté.
Les opinions exprimées dans la revue n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement la politique du FMI.







