Les évaluations économiques peuvent passer à côté d’importants changements dans une économie remodelée, fondée sur les données
Les évaluations des économies mondiales pourraient être erronées de plusieurs milliers de milliards de dollars. Dans notre économie fondée sur les données, les indicateurs actuels du PIB, des prix à la consommation, de la productivité et autres paramètres peinent à suivre l’évolution rapide des technologies, des modèles économiques et du comportement des consommateurs. Il faut continuer à innover en matière de systèmes de mesure pour éviter que le fossé ne se creuse entre l’objet des mesures et la nouvelle réalité économique de plus en plus diversifiée dans laquelle nous vivons.
En l’absence d’informations précises sur le véritable état de l’économie, les responsables de la politique économique piloteront dans le brouillard, ne sachant pas à quel moment appuyer sur l’accélérateur pour mettre fin à une récession ou quand actionner les freins pour ralentir l’inflation. Faute d’informations détaillées sur la structure de l’économie, il leur sera impossible de déterminer les meilleures solutions pour promouvoir une croissance économique partagée. Cela est d’autant plus étrange que notre monde numérique regorge de nouvelles données qui pourraient contribuer à suivre l’évolution de l’économie et à éclairer les mesures prises par les autorités monétaires, les organismes de surveillance budgétaire et les responsables de la politique économique en général.
Le moment est venu de repenser l’infrastructure essentielle des principales statistiques économiques. Pour cela, nos concepts économiques doivent s’adapter à l’évolution de la situation : il s’agit d’élaborer des données et des méthodes pour mesurer ces concepts, puis de les intégrer à la production de données économiques centrales. Cela implique aussi d’exploiter de nouvelles sources d’information.
Ces perspectives prometteuses ne doivent pas masquer les obstacles majeurs à l’utilisation de nouvelles sources de données ainsi qu’à l’établissement de statistiques économiques utiles et fiables. Néanmoins, les nombreux progrès déjà accomplis montrent que le dépassement de ces obstacles ouvre la voie à de véritables effets positifs, qui se matérialisent par une meilleure élaboration de la politique économique.
L’économie remodelée
Les décideurs s’appuient sur des statistiques économiques pour établir une cartographie de l’économie. Les organismes nationaux de statistiques produisent les principaux comptes économiques des pays sur la base de concepts énoncés dans le Système de comptabilité nationale (SCN) des Nations Unies, référence mondiale en la matière. De même, la mesure de l’inflation s’inspire du Manuel de l’indice des prix à la consommation du FMI. Les statistiques économiques qui en découlent se retrouvent dans les politiques publiques officielles, et elles servent de base aux évaluations de l’action publique et aux prévisions budgétaires. Elles éclairent aussi la politique en matière de taux d’intérêt ainsi que les ajustements des prestations sociales et des contrats commerciaux.
L’économie numérique fondée sur les données a transformé la manière dont nous produisons et consommons les biens et les services. En substance, les progrès technologiques ont remodelé notre économie, mais nous avons tardé à réajuster nos statistiques économiques, si bien que les décideurs se retrouvent avec des angles morts considérables.
Il suffit de peu pour se faire une idée du décalage. Chaque jour, les producteurs et les consommateurs utilisent des technologies numériques axées sur des données pour créer des produits et des services nouveaux et améliorés, par exemple des applications de covoiturage, des plateformes de médias sociaux, des logiciels dotés d’intelligence artificielle et des marchés en ligne. Les plus grandes entreprises du monde (par capitalisation boursière) sont pratiquement toutes des sociétés technologiques internationales tributaires des données. Une grande partie de cette nouvelle activité économique n’est pas comptabilisée ou est invisible dans les indicateurs économiques.
Par exemple, l’une des caractéristiques de l’économie numérique fondée sur les données est sa dépendance à l’égard d’actifs incorporels comme les logiciels, les bases de données commerciales et le capital organisationnel des entreprises (la structure, les processus et la culture qui leur permettent d’agir de manière efficiente). Dans de nombreux pays avancés, les entreprises investissent au moins autant dans des biens incorporels que dans des bâtiments et des usines, ce qui se chiffre assurément en centaines, et plus probablement en milliers, de milliards de dollars.
Cependant, les indicateurs officiels de la productivité et du PIB ne tiennent pas pleinement compte de ces immobilisations incorporelles. Carol Corrado, économiste au Conference Board, et ses collègues chercheurs estiment qu’une bonne moitié des investissements immatériels dans les pays avancés se composent pour l’essentiel d’investissements en données que les comptes économiques commencent seulement à intégrer dans le cadre d’une mise à jour du SCN cette année. Ceux-ci amélioreraient sensiblement notre compréhension des moteurs de la croissance de la productivité.
L’importance grandissante des investissements immatériels, couplée à la mondialisation de la production, pose une série de problèmes distincts pour mesurer la production nationale. À titre d’exemple, l’utilisation d’actifs incorporels par les entreprises multinationales s’est traduite par des transferts de bénéfices afin d’alléger autant que possible les obligations fiscales, la détention de la propriété intellectuelle et les revenus tirés de cette dernière étant basculés vers des pays à la fiscalité avantageuse. En conséquence, les facteurs de production peuvent être comptabilisés dans un pays alors que les recettes correspondantes le sont ailleurs.
Agrégats macroéconomiques
Des chercheurs ont démontré l’importance de ces questions pour des agrégats macroéconomiques comme le PIB, les soldes commerciaux et la productivité en redistribuant la production des entreprises multinationales entre les différents pays en fonction de l’emploi ou des ventes. Dans certaines petites économies ouvertes, à l’instar de l’Irlande et du Danemark, les organismes de statistiques élargissent de plus en plus l’éventail de données qu’ils examinent pour établir un bilan de santé de l’économie, en complétant le PIB par d’autres agrégats et indicateurs des comptes nationaux moins sensibles aux effets de la mondialisation.
Les calculs du PIB réel et de la consommation réelle des ménages sont un point de départ pour estimer les variations des niveaux de vie matériels moyens. Les augmentations du PIB réel sont censées illustrer une amélioration quantitative et qualitative des biens et services, et non pas une hausse de la valeur monétaire uniquement. Toutefois, il est bien connu qu’il est difficile d’évaluer la qualité des produits, notamment lorsque la rapidité de l’innovation aboutit à un remplacement des anciens produits par des nouveautés plus performantes.
Prenons l’exemple des secteurs des services de l’information et de la communication. Étant donné qu’ils reposent fortement sur des données et des technologies numériques, on s’attend à ce qu’ils affichent une croissance solide tirée par l’innovation. Or la productivité mesurée dans ces secteurs a nettement stagné dans plusieurs pays avancés au cours de la décennie qui a suivi la crise financière de 2008, ce qui a donné lieu à un ralentissement de la croissance mondiale.
Les travaux de recherche menés par Richard Heys, économiste à l’Office des statistiques nationales (ONS) du Royaume-Uni, en collaboration avec des ingénieurs et des universitaires ont débouché sur une nouvelle approche en 2021. Il en ressort que la croissance réelle dans le secteur des télécommunications était plus conforme à ce qui était attendu en raison d’une forte baisse des prix corrigés de la qualité. Cette conclusion, parallèlement à d’autres progrès méthodologiques, a réduit d’un quart de point de pourcentage le ralentissement estimé de la croissance de la productivité britannique au cours de cette décennie. Les organismes nationaux de statistique ont adopté une série de méthodes pour tenir compte de l’amélioration de la qualité des produits numériques, ce qui a modifié l’équilibre entre l’inflation mesurée et la croissance économique dans les pays ainsi que la comparabilité de ces statistiques entre les pays.
La difficulté à mesurer précisément la qualité de la production prend un tour particulier dans un monde numérique axé sur les données. De nombreux services numériques sont pour l’essentiel consommés gratuitement, et ne sont donc tout simplement pas comptabilisés dans la consommation des ménages. Par exemple, les consommateurs utilisent des moteurs de recherche, des médias sociaux et des logiciels libres pour un coût monétaire nul. Cependant, la valeur de ces services numériques est loin d’être nulle, d’après des expérimentations consistant à demander aux consommateurs combien ils seraient disposés à payer pour en bénéficier.
Paul Schreyer, de l’Organisation de coopération et de développement économiques, a mis au point une méthode pour conceptualiser ces services. Il prend en compte l’utilisation des médias sociaux qui sert d’intrant pour des services de loisirs numériques et intègre cette valeur dans un indicateur élargi de l’activité économique. Des estimations expérimentales donnent à penser que la valeur nominale des services de loisirs numériques produits par les ménages est élevée. Des travaux de recherche préliminaires sur le Royaume-Uni la chiffrent à 8 % du PIB nominal.
Les ménages utilisent aussi des services numériques gratuits pour exercer des activités qui auraient pu relever de l’économie de marché auparavant et seraient comptabilisées dans le PIB, par exemple l’organisation de voyages. Une autre activité concernée est la production volontaire par les ménages de logiciels et de conseils. Pour évaluer précisément l’ampleur de ce type d’activités, il faut disposer d’informations satisfaisantes sur l’emploi du temps des ménages.
Exploiter de nouvelles données
Une économie riche en données a besoin de statistiques économiques remodelées pour rendre compte de nouvelles réalités. La mise à jour du SCN cette année, pour la première fois depuis 2008, est une initiative bienvenue qui vise à mieux appréhender les évolutions macroéconomiques, comme la transformation numérique et la mondialisation, tout en prenant en considération la viabilité écologique et le bien-être.
Mais il existe un autre ensemble de défis à relever. L’économie actuelle ouvre un large champ de possibilités sous la forme de nouvelles données, recueillies à l’occasion des interactions des individus avec les systèmes numériques. Ces données pourraient contribuer à rendre les statistiques économiques plus actuelles, exactes et granulaires. Cela suppose toutefois de déployer des moyens considérablement élargis et d’engager des coûts initiaux qui pourraient peser lourd dans un contexte de ressources restreintes et d’incitations concurrentes.
L’orientation des nouvelles sources de données en faveur de l’intérêt général pourrait nécessiter des accords de partage de données ou des modifications de la législation, des investissements dans des technologies de traitement des données et des institutions sérieuses. Pour que les nouvelles formes de données aboutissent à des statistiques économiques utiles et fiables, il convient d’investir dans la conception de méthodes économiques et statistiques novatrices, des validations de principe et des méthodes d’exploration des données.
C’est déjà le cas avec les indices des prix à la consommation, qui figurent parmi les indicateurs de l’inflation les plus surveillés. Habituellement, les organismes publics construisent ces indices à l’aide de données obtenues en suivant les prix des distributeurs et au moyen d’enquêtes sur les dépenses menées auprès des consommateurs. Outre son coût élevé, cette méthodologie devient plus difficile à appliquer alors que les gens se montrent moins disposés à répondre aux enquêtes.
Le recours accru aux codes-barres et aux lecteurs associés par les commerçants et l’abondance de données en ligne changent toutefois la donne. Ces dix dernières années, les organismes de statistiques des Pays-Bas, de l’Australie et du Canada ont progressivement intégré les données des points de vente dans les indices des prix à la consommation. L’organisme de statistique du Royaume-Uni progresse aussi dans ce domaine. Le recueil de ces données permet une mesure de l’inflation plus actuelle et plus précise. En outre, grâce à ces évolutions, les organismes statistiques peuvent aussi mieux appréhender les comportements des consommateurs dans diverses régions du pays et pour différents niveaux de revenu. Ces avancées reposent sur une succession de progrès techniques en matière de traitement de volumes de données massifs et par nature confus, comme le montrent Kevin Fox et ses collègues de l’Université de Nouvelle-Galles du Sud et du Centre d’excellence en statistiques économiques britannique (ESCoE).
L’un des principaux avantages des données du secteur privé s’agissant de la cartographie de l’économie et du suivi de son évolution réside dans la possibilité d’améliorer l’actualité et la granularité des indicateurs économiques. Cela a été particulièrement manifeste durant la pandémie, période au cours de laquelle le besoin d’informations à haute fréquence sur les tendances économiques aux échelons national et local s’est fait sentir. Des organismes de statistiques et des chercheurs se sont ouverts aux données du secteur privé pour répondre à ce besoin. Les avantages ont été en partie neutralisés par le bruit statistique, l’éventualité de doubles comptages et des échantillons insuffisants susceptibles d’occulter des signaux économiques.
Des chercheurs se sont penchés sur ces questions : ils ont comparé les données du secteur privé à des statistiques nationales représentatives, en soulignant les ajustements qui s’imposent et la valeur ajoutée de sources de données complémentaires. D’autres ont mis en avant les effets positifs de l’association de données administratives et tirées d’enquêtes ainsi que le potentiel des enquêtes assistées par l’intelligence artificielle. La production de statistiques économiques clés pourrait bien s’appuyer de plus en plus sur un éventail de sources de données issues du secteur privé, de systèmes administratifs publics et d’enquêtes dans le cadre d’une approche mixte pilotée par des organismes nationaux.
La voie à suivre
Il est temps de renforcer les investissements dans l’infrastructure de nos statistiques économiques. Nous sommes peut-être en train de perdre notre capacité à surveiller l’économie et à prendre des décisions éclairées parce que des milliers de milliards de dollars échappent à l’évaluation de l’activité économique ou sont mesurés avec un degré de précision insuffisant. L’importance de s’attaquer à ce problème ne doit pas être minimisée, ni les difficultés qui vont de pair.
Les défis à relever consistent notamment à vaincre l’immobilisme de la bureaucratie, à financer la refonte des systèmes de comptabilité économique et à mener des actions coordonnées. Si nous ne progressons pas sur le front de la production de statistiques fiables par des organismes nationaux, avec rigueur, responsabilité et transparence, dans le respect de l’impartialité et de l’égalité d’accès, alors notre monde riche en données ne manquera pas de bruit statistique pour combler le vide.
Quid de l’avenir ? La révision du SCN en 2025 et les mises à jour du Manuel de la balance des paiements du FMI sont un point de départ ; elles seront très efficaces si elles sont mises en œuvre massivement par les organismes de statistiques à travers le monde. Néanmoins, les questions soulevées semblent indiquer qu’il ne faut pas s’attendre à ce que ces organismes résolvent les problèmes par eux-mêmes. La pandémie de COVID-19 nous a montré les résultats qu’une coordination et une volonté politique permettent d’obtenir. Pour faire progresser les statistiques économiques dans une économie numérique et riche en données, une collaboration s’impose entre les propriétaires de données des secteurs public et privé ainsi qu’entre les organismes publics, appuyée par des cadres juridiques et techniques. Une collaboration entre les organismes de statistiques à l’échelle internationale et avec des universitaires est, elle aussi, nécessaire.
Des efforts conjoints de cette nature se nouent à la marge. Citons notamment le Centre d’excellence en statistiques économiques britannique (ESCoE) au King’s College de Londres, créé par l’Office des statistiques nationales du Royaume-Uni (ONS) ; l’Economic Measurement Research Institute au Bureau national de recherche économique (NBER), aux États-Unis ; les travaux du Centre for Applied Economic Research à l’Université de Nouvelle-Galles du Sud, en Australie ; et la chaire Mesures de l’économie à l’École d’économie de Paris, qui bénéficie de l’appui de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), en France. Les économistes et les statisticiens gagneraient à s’inspirer de ces exemples.Loading component...
Les opinions exprimées dans la revue n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement la politique du FMI.
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